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Aux ombres aimées

Le titre même du dernier ouvrage de Jean Ristat affirme sa fidélité à un néobaroquisme très personnel, qui met en place la déconstruction puis la reconstruction de formes anciennes.
Jean Ristat
Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés
Le titre même du dernier ouvrage de Jean Ristat affirme sa fidélité à un néobaroquisme très personnel, qui met en place la déconstruction puis la reconstruction de formes anciennes.

Le participe passé passif, « enchaînés », devenu adjectif, ne concerne pas les étoiles : libres, elles ne retiennent pas ceux qui sont liés. Ce chœur difficilement atteignable peut bien s’éveiller s’il n’est qu’endormi, les ombres alors parleront. L’alexandrin est approximatif : un vers de douze ou treize syllabes (selon que l’on prononce ou pas le e final d’« étoiles »). Habillé du vocatif caractéristique du chant orphique, il nous fait entrer dans ce resurgissement des voix et des mythes.

La première partie, « Éloge funèbre de Monsieur Martinoty », dresse un nouveau tombeau poétique[1] en hommage au metteur en scène et écrivain disparu en janvier 2016. Si le titre nous entraîne vers un Grand Siècle à la Bossuet, le dynamitage permanent de l’alexandrin effectué par Jean Ristat le situe bien parmi les contemporains[2]. Le poète pratique ce que Jacques Roubaud appelle une « métrique de violations du système[3] » qui intrigue le lecteur, surprise renforcée par l’absence de majuscules aux noms propres.

Sur la scène de ce théâtre de mots baroque, des ombres passent qui en entraînent une autre : 

Ah j’ai vu une ombre qui portait sur sa bosse
Un homme comme un fagot de bois et le feu
À l’odeur du sang lorsqu’il déchire les arbres
Ne demandaient qu’à fleurir une fois encore

Les vers de douze syllabes s’enchaînent, mais les variations de position de la césure (après la cinquième ou la septième syllabe) imposent des arrêts qui excluent la régularité et la monotonie qu’elle engendre. L’absence de ponctuation fait osciller le statut syntaxique du groupe nominal « les arbres » : il peut compléter le verbe qui précède ou être sujet de celui qui suit.

Le poète s’adresse à l’ami disparu comme pour le réveiller par le rappel de leurs communs enthousiasmes de jeunesse pour les opéras baroques de Lully ou de Rameau, que Jean-Louis Martinoty mettait en scène et où vivent encore les mythes antiques :

Faut-il qu’il m’en souvienne des temps heureux nous
Nous croyions immortels et comme persée armés
Du bouclier de la jeunesse nous pouvions
Tranchant la tête de méduse en chantant un
Air d’opéra 

Les mots empruntés au « Pont Mirabeau » d’Apollinaire suscitent la nostalgie. Le poème est une « pensée de la présence sur fond de disparition[4] », affirme Alain Badiou. Les temps sont réunis, les étoiles vacillantes redressent les noms et les ombres. L’imparfait sécrète une force splendide propre à briser le schéma du passé. L’« énigme » et l’« envers du monde », comme en un miroir surréaliste, plongent les formes, les figures de style usées, dans un bain de jouvence qui les sauve :

Ombres ombres aimées que me voulez-vous
Je marche parmi les ruines et je cherche encore 

Il faut maintenir le dialogue avec les trépassés qui s’éloignent, avant de les rejoindre. Cette quête vécue illumine ou brûle. Les interjections, formules de regrets, d’appel, ou constats de désastre, trouent le texte comme étoiles perdues/éteintes. L’alexandrin se disloque vers l’« empire du silence » :

Tout
En moi
Étrangement
S’éteint et
Attend 

Le mot coupé, tête tranchée, c’est Méduse accordée à la loi du temps :

Une péniche ouvre une longue balafre é
Carlate nous allions au jour tombé comme une
Tête de roi dans le panier du temps 

L’avancée dans le livre multiplie les mots mutilés – ils ne trouvent, pour se dire, que le vers suivant, souffle altéré.

La seconde section, « Le pays des ombres », est constituée d’une série de strophes, autour de cinq vers, faisant penser au rondeau avec ce refrain tronqué qui apparaît à différentes positions de plusieurs strophes : « Je suis né au pli du crime » (Jean Ristat est né en 1943). On aimerait qu’il s’agisse, comme dans le ballet de l’opéra Orphée et Eurydice de Gluck, d’« ombres heureuses ».

Le poème rassemble « [l]es poètes errants au corps décharné par une / Trompeuse géométrie », car les morts se confondent comme se fondent les ombres :

« Je marche sur mon ombre », récalcitrante anaphore qui s’allonge dans le vers, étouffe sa lancée. Les « griffes » du temps, de la stupeur et de l’effroi, menacent les vivants : 

Viendra le jour où je ne serai plus là Ô
Mon bel amour à écouter battre nos cœurs
À l’amble dans la chambre aux rideaux tirés 

Le « Ô », vocatif initial prometteur d’essor, se déplace dans le vers, créant une césure perceptible sans fond.

Le poème comme un collier décousu les perles
Une à une roulent sur le parquet du ciel
Appelle-t-on cela des étoiles filantes
Les mots chus au vestibule de l’infini
La pendule a l’air d’une vieille chouette 

Les morts aimés ne sont-ils pas « enchaînés » dans les poèmes-tombeaux qui leur sont consacrés ?

Il faut « [d]étricoter la nuit » indique la dernière section, dont les poèmes accompagnent les Tableaux d’une exposition de Moussorgski, projet mené à bien avec le pianiste Hugues Leclère pour le festival des Nancyphonies. Nous voici dans la Saint-Pétersbourg de Pouchkine. Mais la diversité des tableaux y introduit une nouvelle bibliothèque et un imaginaire. Voici la « mégara, faubourg de carthage » de Salammbô, mais aussi « dachau ou ailleurs » au bord de la Néva. Le « visiteur » en promenade dans l’exposition peut croiser Berlioz et Lord Byron, l’« oiseau de feu », la comtesse de Ségur et Moussorgski lui-même. Eugène Onéguine apparaît comme personnage de l’opéra de Tchaïkovski : 

Où est-il le jeune officier fringant à la
Voix de baryton qui chantait pour te séduire
Sur la neva endormie comme un léo
Pard 

Flamme, neige, nuit :

Ô comme il est loin le pays d’où je viens

Nostalgie, mélancolie, regrets, amours enfuies : des tableaux et des personnes manquent.

De longtemps qu’il n’y a pas de consolation
Dieu n’existe plus buvons dit modest petrovitch
À la lune et son lit de pivoines taché
De vin 

Boire, ou écrire et lire, écouter la musique, peindre. Aimer.

Le vers-titre, présent dans la première partie, est ici repris :

Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés
Au plus obscur la nuit rend force et gloire rien

« [L]e visiteur » transporté rejoint la « partition » de Moussorgski : ouverture vers le temps réconcilié. 

[1]. Après ceux d’Aragon en 1993 et de « l’aimé » en 1998 : Ode pour hâter la venue du printemps, suivi de Tombeau de Monsieur Aragon, Le Parlement d’amour, La Mort de l’aimé (Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2008).
[2]. Gallimard publie simultanément un recueil d’articles de Jean Ristat : Qui sont les contemporains II (432 p., 25 €). Le premier volume était paru en 1975. Une grande place y est accordée à Rimbaud.
[3]. Jacques Roubaud, La Vieillesse d’Alexandre, Maspero, 1978, rééd. Ivrea, 2000, p. 197.
[4]. Alain Badiou, Que pense le poème ?, Nous, 2016. Jean Ristat publiera bientôt le recueil des articles qu’il a consacrés à ce philosophe.

Isabelle Lévesque

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