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La France, terre nourricière du fascisme.

Article publié dans le n°1021 (01 sept. 2010) de Quinzaines

 Historien et penseur politique israélien, Zeev Sternhell s’est intéressé de près aux origines françaises du fascisme. Dans La Droite révolutionnaire, il a soutenu des thèses qui ont provoqué des réactions passionnées. À l’occasion de la publication de son dernier livre, La Quinzaine littéraire a souhaité en savoir davantage sur les récents développements de la pensée de cet historien controversé.
Zeev Sternhell
Les anti-lumières, une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide
 Historien et penseur politique israélien, Zeev Sternhell s’est intéressé de près aux origines françaises du fascisme. Dans La Droite révolutionnaire, il a soutenu des thèses qui ont provoqué des réactions passionnées. À l’occasion de la publication de son dernier livre, La Quinzaine littéraire a souhaité en savoir davantage sur les récents développements de la pensée de cet historien controversé.

Omar Merzoug  Vos travaux sur les racines françaises du fascisme ont provoqué des controverses, voire des polémiques. Raymond Aron, Pierre Milza et Michel Winock ont contesté tout ou partie de vos analyses. Est-ce que vous maintenez, d’une part, que le fascisme a des origines françaises et, d’autre part, que les idées fascistes avaient réalisé une profonde pénétration en France à la veille de la Seconde Guerre mondiale ?

Zeev Sternhell – Je maintiens non seulement ces deux idées-là mais plus je travaille sur ces questions, plus je suis convaincu que les choses sont telles que je les dis dans mes ouvrages. J’ai commencé mon travail en m’intéressant au nationalisme de Maurice Barrès. Dans le droit fil de mon intérêt pour Barrès, j’ai commis un livre qui s’appelle La Droite révolutionnaire, et c’est un concept que j’ai forgé dans les années 1970, car je me suis aperçu que la droite n’était pas toujours réactionnaire, conservatrice, modérée, libérale mais qu’il existait bien une droite révolutionnaire. Je me suis alors posé la question des origines de cette droite, ce qui constituait ses idées originales, en quoi consistait son originalité et cela s’appliquait à la période de la fin du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale. Là je suis parvenu à la conviction que la Première Guerre mondiale ne constitue en rien le début du XXe siècle, en termes d’idéologie, de pensée, ces idées-là, celles de la droite révolutionnaire, étaient déjà bien constituées et structurées avant la Première Guerre mondiale.

Celle-ci n’a pas créé le désastre du XXe siècle, tous les malheurs du XXe siècle, elle n’est pas à l’origine du totalitarisme, du fascisme, du nazisme et du stalinisme, bien que ce soit commode de désigner ainsi un responsable unique d’où viennent tous les malheurs. Je crois que cette idée est historiquement fausse. Et c’est en travaillant sur le tournant du siècle que je me suis aperçu que les fondements du fascisme étaient déjà là et que j’ai découvert une chose assez extraordinaire, pas toujours bien reçue par tous, c’est que ces idées-là avaient pris racine en France avant qu’elles mûrissent en Italie. Celle-ci a mis presque vingt ans à en arriver là où en France on était parvenu dans les années 1880 et 1890 en France. Pourquoi ? Précisément parce que la révolte contre la démocratie libérale, contre les idées associées aux Lumières et la Révolution française a éclaté d’abord en France parce que c’était la société libérale la plus avancée du continent européen. C’est en France que cette révolte a été la plus dure précisément parce qu’il existait une réalité démocratique et libérale qui n’existait pas ailleurs dans les pays voisins (l’Angleterre étant un cas à part). Les origines étaient là et ensuite ces idées se sont développées de telle sorte qu’en effet à la veille de la Seconde Guerre mondiale ces idées avaient imprégné de larges secteurs de la société à commencer par l’intelligentsia.

O. M. – Avec ce nouveau livre, Les Anti-Lumières, vous remontez plus haut dans le temps et vous vous livrez à un travail sur les Antimodernes, en quoi consiste exactement votre projet ?

Z. S. – C’est exact. Je remonte dans le temps mais j’élargis en même temps la perspective. Si je publie maintenant ce livre, ce n’est pas un effet du hasard. J’ai compulsé une documentation très imposante et il fallait l’insérer dans un cadre conceptuel assez large, ce qui m’a conduit à faire ce livre, c’est en fait comme vous le dites, j’ai remonté plus haut dans le temps jusqu’au moment où se lance la véritable révolte contre les Lumières, où se crée une seconde modernité. On parle de la modernité du XVIIIe siècle et de son rationalisme et on parle d’une antimodernité, moi je crois qu’il ne s’agit pas d’une modernité et d’une antimodernité, mais de deux modernités. La modernité rationaliste, cartésienne, lockienne, la modernité des grands noms des Lumières et de leur allié, Kant. Face à cette modernité, on trouve une deuxième modernité, une modernité antirationaliste, ennemie des valeurs universelles, centrée sur le culte du particulier, du spécifique. Alors que la première modernité mettait en valeur ce qui unit les hommes, ce qui leur est commun, la seconde modernité met l’accent sur ce qui les sépare.

Les deux ancêtres de cette école sont Herder en Allemagne et Burke en Angleterre, près de vingt ans avant Herder, mais c’est Herder qui est le plus important. Il est à l’origine de la fondation du nationalisme, mais Herder dans les années 1770 déjà un peu plus tôt avec son voyage en France et le journal qu’il en rapporte Herder jette les bases du culte du particulier et du spécifique : ce qui est essentiel pour les hommes ce n’est pas ce qui leur est commun, mais ce qui leur est spécifique. Les hommes sont différents parce qu’ils appartiennent à des cultures différentes, ils parlent des langues différentes, ils ont des histoires différentes, ils ont une structure mentale différente. En mettant l’accent sur ce qui est spécifique, Herder a balkanisé l’Europe comme personne avant lui et cette idée de la spécificité, le culte du particulier évolue tout au long du XIXe siècle pour exploser au tournant du XXe et c’est là qu’il faut situer les origines et les malheurs du XXe siècle, la catastrophe européenne du XXe siècle est enracinée pour tout ce qui touche les idées, le contenu intellectuel des mouvements, des partis qui ont créé cette catastrophe. J’en veux pour exemple la langue. Pour Voltaire la langue est un instrument que n’importe qui pouvait acquérir, la primauté du français de son époque pour lui ne tenait pas à quelque chose de génial mais parce qu’à un moment spécifique de l’histoire le français se trouve en position de force. Cette situation n’est pas éternelle, un jour une autre langue prendra sa place. En revanche, pour Herder, la langue est l’expression du génie national, chaque société, chaque communauté historique et culturelle, chaque nation a sa spécificité qui s’exprime dans cette langue, cette spécificité est immuable et donc qui ne peut s’acquérir. À la fin du XXe siècle, lorsque monte la grande vague des Anti-Lumières, dans un contexte d’une société largement démocratisée sur le plan politique démocratique et en voie d’une industrialisation rapide, on entend dire que n’importe qui peut apprendre une langue, mais n’importe qui ne peut comprendre le génie de la langue. Le but était de préserver l’identité ethnique et religieuse – chrétienne – de la France. Maurras disait, je crois, parlant de Blum, qui pourtant écrivait le français très décemment, qu’il pouvait comprendre chaque mot et chaque phrase mais pas vraiment l’esprit de la langue. En Allemagne on l’a dit aussi de Heinrich Heine. Ainsi prend corps dans la vie de tous les jours l’idée que la langue n’est pas un instrument mais l’expression de l’esprit et du génie de la nation. La définition de la nation telle qu’on la trouve dans L’Encyclopédie. Diderot et d’Alembert définissent la nation comme des gens en grand nombre qui vivent sur un territoire commun, soumis à un même gouvernement, dans les mêmes frontières. Il s’agit là d’une définition politique et juridique de la nation et il n’y a pas un mot sur l’histoire, sur l’ethnie, sur la langue. Cette définition éclairée de la nation n’a pas survécu aux dernières années de la Révolution française. Mais cette vision de la nation exprimait cet effort héroïque des intellectuels des Lumières pour surmonter le déterminisme imposé par le culte de l’histoire et de la culture. À la fin du XIXe, mais Herder le disait déjà, la nation est un organisme vivant. Barrès, Maurras et leurs disciples soutiennent que ne peuvent participer du même héritage culturel que ceux dont les ancêtres sont enterrés dans cette terre autour des mêmes églises. Autant dire que la nation est un corps qui a des origines lointaines, c’est l’histoire et la culture qui les ont forgées. On a là deux perceptions différentes de la nature humaine, de l’individu et de la société.

O. M.  Vous venez de parler des penseurs des Lumières et de ceux des Anti-Lumières. Pourquoi la Déclaration des droits de l’homme focalise-t-elle l’hostilité de Burke par exemple ?

Z. S. – L’idée de la Déclaration des droits est fondée sur la précellence de l’individu. Les hommes sont là parce qu’ils ont des droits et ceux-là sont des droits naturels inhérents à leur nature humaine. La société n’a d’autre objectif que d’assurer l’exercice des droits de l’individu. La Déclaration pour Burke, c’est la grande révolte contre Dieu et contre la civilisation chrétienne. Pour Taine, qui dans ce domaine suit Burke à la lettre, les hommes en fait dès qu’ils se libèrent du cadre que la religion leur a créé deviennent des bêtes sauvages. Ces idées-là appartiennent à la culture occidentale, ce sont des idées de cette tradition, de cette école des Anti-Lumières…

O. M. – Vous semblez situer la rupture entre un mode de penser traditionnel et une culture traditionnelle fondée sur une vision religieuse des choses, et un autre mode de penser plus moderne dans la fameuse querelle des Anciens et des Modernes, vous soutenez que c’est là que quelque chose d’essentiel s’est produit.

Z. S. – C’est là où les Modernes se sont donné ou ont acquis le sentiment de leur indépendance par rapport au monde antique et à nombre d’égards de leur supériorité. Fontenelle qui disait que même si les Modernes ne sont que des pygmées, quand ils sont sur les épaules des géants, ils voient plus loin, une façon polie de dire que le progrès est continu, que les choses avancent, qu’aujourd’hui est mieux qu’hier et que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Ils avaient une extraordinaire confiance en eux-mêmes, une confiance illimitée dans les capacités de l’homme, capable de façonner son présent et son avenir. C’est là quelque chose de tout à fait fondamental dans l’histoire moderne qui s’accomplit lors de cette fameuse querelle. Et si la France donne lieu à cette querelle, l’Angleterre, elle, est le théâtre d’une révolution. Prises ensemble, ces deux révolutions constituent le point de départ de la première modernité et c’est contre cette première modernité que se soulève cette seconde modernité, dont le travail sape la confiance des hommes en eux-mêmes et elle éclate au XXe siècle lorsque ces hommes s’en remettent à des chefs, à des grandes figures charismatiques pour les conduire. Alors qu’un Rousseau disait que les hommes se soumettent à la volonté générale, à celle de la Loi et cette loi ils l’ont créée eux-mêmes, au XXe siècle on voit la démission de la Raison, la crainte de rester maître de soi, et la crainte de ne pas pouvoir se forger un avenir. Sur le plan intellectuel, c’est là le grand malheur du siècle qui vient de s’écouler.

O. M. – Pourquoi cette autre tradition que vous décrivez longuement, pourquoi voue-t-elle une haine farouche aux Sémites dans leur ensemble ? Il y a l’antisémitisme nazi, l’antijudaïsme chrétien, Renan n’est pas tendre à l’égard des Arabes.

Z. S. – Il y a de nombreuses raisons. L’anti­sémitisme est un phénomène ancien, il relève en partie de l’antisémitisme chrétien, en partie de l’idée de race qui se développe dès la fin du XVIIIe siècle mais dans un sens différent que ne le prend la seconde moitié du XIXe siècle. Tout le monde cite l’opuscule de Renan sur la nation mais on oublie son grand œuvre sur les langues sémitiques qui est une attaque globale des Sémites au sens propre du terme, pas seulement des Juifs mais aussi des Arabes. Il est difficile de concevoir l’antisémitisme de Drumont, de Barrès ou de Maurras sans l’enseignement et la légitimité acquise grâce à Renan par l’idée de l’infériorité naturelle des Sémites. L’anti­sémitisme appartient aussi à la poussée du nationalisme. Si la société est un corps, un organisme vivant, et ce corps ne l’oublions pas, c’est le corps chrétien, ceux qui ne sont pas chrétiens, ne peuvent pas en faire partie. Pourquoi l’Affaire Dreyfus est-elle si fascinante, si importante ? Parce que toutes les questions essentielles qui se posent à l’époque y trouvent une illustration quotidienne. Quand on vous dit, un Juif de Pologne, ou un Juif d’Algérie émigré en France peut obtenir un passeport français ou une carte d’identité française, devenir citoyen français mais il n’est pas français. On pouvait donc devenir citoyen d’un État mais non pas membre d’une nation. C’est pour cela que quarante ou cinquante ans plus tard, au temps de Vichy, on peut séparer naturellement les Français des citoyens français. Vous étiez citoyen, vous n’êtes plus citoyen. Votre passeport, l’administration vous l’a donné hier, eh bien aujourd’hui elle le reprend ! L’antisémitisme est une forme de refus de l’étranger, de quelqu’un qui n’appartient pas à la « famille », au corps de la nation et c’est aussi une manière vulgairement commode de trouver des « boucs émissaires » aux maux qui peuvent frapper une nation.

O. M. – Évoquant Hannah Arendt, vous écrivez : « Au cours de ces années de réflexion sur la barbarie nazie, la tentation est grande de rechercher les racines du mal dans les origines intellectuelles du monde moderne. » Ça mérite peut-être un commentaire ?

Z. S. – Ce n’est pas seulement Arendt mais aussi Adorno, Horkheimer, tous ceux qui ne sont pas à la fois allemands et Juifs par hasard. Ils essaient de comprendre ce qui s’est passé, la destruction physique des Juifs, mais comment se fait-il que ce soit les Allemands, selon eux encore et toujours, le peuple le plus cultivé au monde, leur peuple, leur culture, car ces intellectuels-là étaient autant allemands que Juifs. Ils ne pouvaient admettre que quelque chose ait « cloché » dans leur culture et que quelque chose ait détraqué la marche du monde moderne et comme ils ne trouvent pas de réponse, la tentation est grande d’accuser la modernité en tant que telle et ne pas voir que la modernité n’est pas une, mais qu’il y a deux façons d’être moderne. Le plus simple instinctivement, c’est toute la modernité qui est stigmatisée. Ces intellectuels écrivent dans les années 1940-1950 ; ils sont encore sous le choc, tout le monde est sous le choc, cette guerre terrible vient juste de se terminer. Pour eux mettre tout sur le dos de la modernité en tant que telle c’est une certaine forme de refoulement, tout comme pour les Français, c’est une forme de refoulement de dire que Vichy n’appartient pas à l’histoire nationale. Autant dire que le régime de Vichy est tombé du ciel. Aujourd’hui encore un historien allemand comme Nolte, que beaucoup de néoconservateurs français, à la suite de François Furet hélas !, voient en lui un grand homme. Nolte dit à peu près la même chose. Le nazisme, soutient-il, est une imitation du stalinisme, ça aussi c’est tombé du ciel mais cela ne fait pas partie de notre culture nationale. Croce a dit aussi qu’un groupe de bandits s’est emparé d’un pays civilisé, assoiffé de liberté.

Il est très difficile de se pencher sur sa propre histoire, sa propre culture et de se demander ce qui a mal fonctionné, où et pourquoi les choses se sont détraquées. On cède à la facilité en recherchant toujours une raison simple et apparente, la Première Guerre mondiale, la modernité, le rationalisme, la révolution industrielle, les changements sociaux, nous avons là des phénomènes dont personne n’est responsable, mais chercher les raisons dans les hommes, dans leurs idées, dans leurs responsabilités individuelles et collectives, c’est à la fois difficile et désagréable.

Omar Merzoug

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