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La gloire des pneus de la géométrie sensuelle

Peter Stämpfli (né en 1937 près de Berne, en Suisse) propose, avec rigueur et précision, des célébrations du froid désiré, du lisse et du lumineux, des objets ordinaires, des gestes quotidiens, de la géométrie sensuelle, des zigzags, des couleurs intenses, des labyrinthes illimités. 
Bernard Vasseur
Peter Stämpfli
Peter Stämpfli (né en 1937 près de Berne, en Suisse) propose, avec rigueur et précision, des célébrations du froid désiré, du lisse et du lumineux, des objets ordinaires, des gestes quotidiens, de la géométrie sensuelle, des zigzags, des couleurs intenses, des labyrinthes illimités. 

Un bon nombre d’écrivains, d’historiens d’art, de conservateurs ont écrit, devant les œuvres de Stämpfli, des textes très différents (des monographies, des analyses, des poèmes, des fictions brèves) : Georges Perec, Michel Butor, Marc Le Bot, Olivier Kaeppelin, Serge Lemoine, Daniel Abadie, Marcelin Pleynet, Jean Frémon, Alfred Pacquement, Jean-Louis Pradel, Pierre Cabanne, Jean Clair, Max Bill, Alain Jouffroy, d’autres (1).

Vers 1964, quand il vient à Paris, il veut figurer l’objet : une tomate parfaite, un glaçon dans un verre, une cigarette entre deux doigts, le volant d’une voiture, une roue, etc. En 1963, il peint une silhouette élégante, neutre, vue de dos : Autoportrait au raglan… Alors, Stämpfli pourrait illustrer les poèmes de Francis Ponge, Le Parti pris des choses (1942). Le peintre serait proche de Ponge qui scrute les objets, qui trouve leurs qualités et les jouissances de la matérialité. Stämpfli ne veut pas critiquer la société de consommation ; il ne veut pas admirer l’American way of life (que le pop art aime). Lui, il choisit l’objet « tel qu’il est en lui-même » ; l’objet est là. Les critiques parlent alors d’un « jansénisme pictural », d’une « ascèse graphique ». Ce peintre refuse toute éloquence, tout lyrisme. Il privilégie le neutre, l’impartial. « Ma recherche (dit-il plus tard) était alors de faire une sorte de dictionnaire des objets, des gestes quotidiens. »

Le peintre est peu à peu fasciné par l’automobile, comme le disait Roland Barthes (Mythologies, 1957) : « Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques. » Sans doute, Peter Stämpfli et Roland Barthes admirent avec enthousiasme et avec ironie la beauté minutieuse des voitures. Stämpfli note alors : « les premiers tableaux d’automobiles étaient des vues d’arrières de voitures, de calandres, de roues, où j’ai commencé à découvrir une certaine géométrie, des lignes droites, des courbes techniquement conçues ». Il cherche, en quelque sorte, une vérité mathématique en peinture. Il veut peindre comme un géomètre, avec méthode et précision. Il privilégie alors des roues de face qui sont des cercles. « Cette roue (dit-il) est devenue presque un symbole. Je me servais en fait d’une roue de voiture pour faire de la géométrie. (…) C’était donc devenu pour moi pratiquement déjà une peinture abstraite, quoique inspirée de notre civilisation, d’une réalité existante. » En particulier, en 1969, il peint une roue en forme de tondo : une toile ronde découpée et marouflée sur bois. Tout se passe comme si l’abstraction et la figuration se confondaient. La roue s’affirme et, simultanément, s’oublie ; elle appartient au monde matériel et, en même temps, elle se libère. Cette roue est à la fois réelle et irréelle. Elle roule et ne roule pas ; elle est une chose et l’absence de toute chose.

Peu à peu, la recherche artistique de Stämpfli change ; il manœuvre ; il vire comme un pilote de voiture sportive. Daniel Abadie, en 1974, décrit la logique de ce peintre, un déroulement judicieux de son évolution : « Stämpfli a été tour à tour, sans que personne ne souligne ces glissements successifs, celui qui peint des voitures, celui qui peint des roues, celui qui peint des pneus, celui qui peint des traces. » Les glissements progressifs de la peinture de Stämpfli sont des inventions discrètes et efficaces. L’artiste se sert d’un zoom mental qui procède des éloignements ou des rapprochements successifs de l’objet par la variété des plans.

En octobre 2002, dans la galerie du Jeu de Paume, des critiques d’art commentent les œuvres de Stämpfli. Avec humour, ils trouvent des formules qui amusent : « La géométrie du pneu » ; « La roue tourne » ; « Aimer un pneu et beaucoup » ; « Une rosace dédiée aux temps modernes » ; « Un pneu tient la route de l’art » ; « Revisiter la notion de banalité en zoomant sur elle » ; « Des traces durables » ; « Les labyrinthes illimités des pneus » ; « Les empreintes de la fugacité » ; « Un pneu peut en cacher un autre » ; « L’amour du bitume et de la gomme » ; « Voir un détail de près »…

Ainsi, par ses déplacements, Stämpfli transforme les supports variés de la peinture, les techniques, les mesures, les styles. Il choisit l’huile, l’acrylique, les pastels, les crayons de couleur, l’aquarelle. Il utilise le noir et le blanc, le vert pomme, le rose vif, la fulgurance des couleurs. « La couleur (dit l’artiste en 1997) perd sa fonction signalétique pour gagner plus de liberté. La couleur est une inconnue. »

À partir de 1974, Stämpfli regarde, de très près, l’étrange « épiderme » des pneus, un caoutchouc sculpté. Ses tableaux donnent à voir une structure des motifs répétés, des chevrons, des stries, des zigzags monumentaux, des angles saillants et rentrants, des obliques, des pistes perdues et retrouvées, des labyrinthes sans entrée ni sortie. « Mon intérêt (dit Stämpfli) se déplaçait vers ses structures ; et cela au détriment de la forme réelle de l’objet. » En particulier, ses pastels (1996) et ses crayons de couleur (1994) proposent une géométrie polychrome et sensuelle.

Parfois, Stämpfli choisit des drapeaux (1997) où s’inscrivent des « empreintes de pneus ». Il peint une immense peinture murale (23 mètres de haut) pour l’édifice d’un journal de Zurich. Il imagine de grands vitraux. Dans un musée de sculpture en plein air, au Portugal, une sculpture rouge, haute de 4 mètres, se dresse en 2003 ; ce serait un totem coloré de notre modernité. Il a aussi réalisé un film, Ligne continue (1974) ; un rythme de formes fugaces est accompagné par le batteur de jazz, Daniel Humair.

Et, en 1990, dans un parc départemental, Peter Stämpfli dessine parmi les herbes une gigantesque Empreinte de pneu S 155. La largeur de l’empreinte est de 3 mètres ; l’empreinte (en résine de polyester) se prolonge sur 30 mètres. « C’est comme si un engin géant avait imprimé sa trace dans la terre de ce parc. » Tu peux rêver d’une machine ignorée, venue d’une autre planète.

  1. J’ai publié, en 2003, Peter Stämpfli, éd. Ides et Calendes, imprimé en Suisse à Neuchâtel.
Gilbert Lascault

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