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La langue révoltée

Contre l’obscur, Yannick Torlini se dresse. Il fait passer dans nos mains (fraternelles et usées) l’énergie née d’écrire.
Yannick Torlini
La nuit t’a suivi
Contre l’obscur, Yannick Torlini se dresse. Il fait passer dans nos mains (fraternelles et usées) l’énergie née d’écrire.

Courir essoufflé, devant la nuit courir et suivre en double file Yannick Torlini. Sa langue éloigne : des sentiers battus. Elle abat les cartes droites et bien rangées. Il faut accepter de se laisser percer par un cri continu – rien ne ponctue ce que l’auteur appelle sa « malangue » : « ma-langue », personnelle sans être idiolecte hermétique, qui est aussi « mal langue », ou mauvaise langue, langue malade, peut-être, luttant contre la perte du sens. Cette « langue-lagune » veut rester lagune.

Dès la couverture, deux vers de cinq syllabes, au rythme et aux sonorités parallèles pour le nom de l’auteur et le titre :

« Yan/nick//Tor/li/ni
La/nuit//t’a/sui/vi »

Titre logé dans le nom, la nuit ne lâche pas, « les mondes s’effritent », « et les mots disparus ces simples mots de fraternité d’empathie d’espoir de lutte de résistance commune à l’obscur qui travaille et travaille et travaille toujours quelque part dans l’ombre » 

Dans ce long poème de l’effondrement et de la douleur, on lit les espoirs perdus et le refus : « tout changement passe par une révolution de la langue et du sens ».

L’instant présent que prend la nuit, c’est « maintenant », adverbe constitué de lexèmes à capacités sémantiques diverses : du verbe « tenir » au participe présent, au sens de résister, à la main d’humaine ascendance présente dans la première syllabe du mot. Cet adverbe force l’ici, le présent dur et cogné, il lance le texte, à fond ! et se dissémine. Poète ascendant propulsion, poète révolté, pas comme avant comme maintenant ici dans un souffle qui assène la vérité sociale (le démantibulé d’ici) pour ne pas l’accepter. La langue opère cela. Pourquoi ? Parce qu’elle peut se vivre libre et tonitrue en avant d’agir. 

On voudrait entendre l’auteur et cette déferlante car, lisant Torlini, on se redresse. Une force, une énergie née des coupes, des espaces blancs, au milieu de lire, en plein groupe syntaxiquement lié dans notre langue. L’ici, cœur de La nuit t’a suivi, c’est parfois lié, parfois coupé, toujours déstabilisé, ça bouge, débat – jamais captif, non. Tout est reconnu du désastre de notre société, tournée vers écraser, consommer, « désespoir bien à sa place comme tout le reste ». Citer Yannick Torlini semble difficile car alors il faut isoler des groupes de mots qui s’animent pris dans le flux de dire. Sans s’arrêter, le souffle court fait partie du rythme de fuite, pas pour s’écarter, mais pour se ré-armer « dans ce cube de désastres », « désespoir bien à sa place », le faire bouger. En fin de ligne, la coupure :

« là à te décomposer à te demander si quelque chose quelque chose à te demander si » 

Ça bute parce que ça manque, et l’indéterminé ne se formule qu’à coups (sens propre) de mots assénés qui reviennent puisqu’ils entrent dans l’énergie forcenée de la voix qui les propulse. Le « tu » toujours relancé résonne comme « refus catégorique de baisser les bras ». Quelque chose pousse, vit dans la parole et dans le livre la voix libre caracole :

« oui
quelque chose
t’a suivi là où tout est toujours à
recommencer »,

rares lignes isolées, affirmées – revendiquées. La lutte au cœur de colère de La nuit t’a suivi. Le poète, « bien droit dans [s]on corps tassé », rassemble les morceaux d’histoire d’une fraternité brisée pour la crier : « le seul espoir d’inventer encore et encore l’amour la fraternité la dignité d’être simplement humain ».

Isabelle Lévesque

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