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La lecture est une fête

Article publié dans le n°1191 (01 avril 2018) de Quinzaines

Le lecteur est averti dès la page de couverture et le titre imprimé à l’endroit puis en reflet inversé : nous entrons dans un monde d’événements et d’émotions énigmatiques qui, selon l’apparence, n’ont rien à voir avec le réalisme courant et qui pourtant mettent en jeu tous les ressorts de l’expérience humaine.
Le lecteur est averti dès la page de couverture et le titre imprimé à l’endroit puis en reflet inversé : nous entrons dans un monde d’événements et d’émotions énigmatiques qui, selon l’apparence, n’ont rien à voir avec le réalisme courant et qui pourtant mettent en jeu tous les ressorts de l’expérience humaine.

Bien que le lapin blanc d’Alice traverse régulièrement la page tel un signal mystérieux, dessinant en creux la silhouette de Lewis Carroll, c’est avec Nerval que j’opère un rapprochement, lorsqu’il inscrit dans Aurélia le principe de sa création : « Le rêve est une seconde vie », qu’explicite une autre formule magique, liée à l’« épanchement du songe dans la vie réelle ». Anastasie Liou (un pseudonyme ?) s’en est-elle souvenue ? Toujours est-il qu’elle affiche une nette et vibrante préférence pour les génies de la littérature britannique, entre autres Charles Dickens et Arthur Conan Doyle. L’histoire a lieu dans leurs parages. Des âmes errantes en quête de support de papier trouvent ici leur salut.

Si le lecteur accepte de jouer le jeu, ainsi que je l’y invite vivement du fait de la qualité du style et de la profondeur de l’imagination, il se verra transporté à Londres, plongé dans une familière étrangeté, qui tient pour l’essentiel à ceci : nulle frontière entre la réalité et la fiction ; les personnages apparaissent comme l’émanation de la pensée des autres ; mieux, c’est la pensée de l’autre qui est le personnage principal nous immergeant dans une lecture festive, stupéfiante, lecture qui tue et que l’écriture transcende. Tel le Dr Watson, qui « n’avait plus du tout l’impression d’être à l’intérieur d’un livre, ni d’une histoire », « ayant fini par oublier qu’il était lui-même un personnage de fiction » – prodige narratif qui nous emmène dans les confins de l’éternité. Le lecteur est appelé à traverser le miroir des apparences, à s’échapper du réel, un peu comme Augustin Meaulnes ou Lucien de Rubempré, rencontré en imagination dans un hôtel où il est fait commerce de souvenirs.

Mais, objectera-t-on peut-être, des motifs guident-ils l’intrigue ? De quoi est constituée cette intrigue ? Nul doute : l’amateur de péripéties attache ses pas à deux fascinants protagonistes qui vivent ou se souviennent d’avoir vécu, sur le mode onirique, une « histoire d’amour brisé », d’avoir traversé tous les cercles de la passion jusqu’à incarner Orphée et Eurydice, le long d’un arc de frémissements encore à vif dans la mémoire de Sophie L., conteuse bouleversante dont le rêve qui la porte prête sa puissance au langage hypnotiquement délivré. Elle ne veut pas mourir, elle ne peut pas ne pas conserver ni chérir l’être aimé, baptisé le Grand Lecteur alias le Gentleman Géranium, que distinguent entre tous sa haute taille, son allure british, sa culture universelle. Réussite singulière : cependant qu’avec l’auteur nous visitons les précieux vestiges de la bibliothèque séculaire, peuplée par Gogol, Balzac, G.K. Chesterton, Selma Lagerlöf, la vie mentale, la vie psychique des deux amants connaît une intensité qui rend déchirantes les figures qui les côtoient : la Mère comminatoire, le Père au cœur disloqué dans la force de l’âge, le fils exilé du Grand Lecteur.

Toujours au bord de la disparition, les créatures inventées par Anastasie Liou impriment dans notre mémoire leur trace évanescente. « Dans cette dimension purement métaphysique de la conscience et du monde », chaque candidat à la lecture, chaque explorateur de la connaissance, acquiert le don du rêve qui fait de lui le héros d’une œuvre ludique, à la fois désespérée et salvatrice.

Lisez-le, ce rêve, envers et contre tout.

Serge Koster

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