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La lettre à Rimbaud de Brigitte Fontaine

Figure incandescente de la scène musicale underground, électron libre qui, avec Areski Belkacem, a bousculé la chanson française, Brigitte Fontaine n’a eu de cesse, dans ses albums et dans ses textes, de secouer les étroitesses du vivre et du penser, d’expérimenter des territoires inédits, loin de tout moule et de toute mesure.
Brigitte Fontaine
Chute et ravissement
Figure incandescente de la scène musicale underground, électron libre qui, avec Areski Belkacem, a bousculé la chanson française, Brigitte Fontaine n’a eu de cesse, dans ses albums et dans ses textes, de secouer les étroitesses du vivre et du penser, d’expérimenter des territoires inédits, loin de tout moule et de toute mesure.

Chute et Ravissement se présente comme une lettre poétique adressée au voyant-voyou, à Arthur Rimbaud, son frère d’âme, son frère d’armes, lettre déclinée sous une forme musicale en quatre temps : Prélude, Adagio et gloria, Leçon de ténèbres et Fugue. Frappe d’emblée la souveraineté d’une poésie taillée à la fois dans le rauque et dans la lumière. Chant épique ou lyrique, cette lettre-questionnement, écrite plus de cent ans après la mort du poète en 1891, se dresse toute en fulgurances et en convulsions ; elle délivre une bouleversante pierre de lave, qui part de la chute pour s’élever vers le ravissement. Unissant son souffle à celui d’A. R., Brigitte Fontaine écrit depuis une autre rive : ni celle de l’ici, ni celle de l’ailleurs. Elle crie le rien, la victoire sur le néant, le labeur de la nuit, qui défait la musique du verbe. On rêve de l’entendre réciter ou mettre en voix ce texte ; on passe la main sur les fleurs bleues de son verbe écorché vif. On attend la réponse de Rimbaud à la missive qui lui est lancée ; on guette la relance de l’échange épistolaire.

Le baiser textuel que Brigitte Fontaine dépose sur la « joue hâve » de Rimbaud s’avance vers des illuminations traversées par des saisons en enfer. Les personnages conceptuels et les motifs de l’univers rimbaldien s’étirent sous nos yeux : l’errance, la fugue à dos de voyelles folles, l’éternel enfant, le « vaurien mystique », le « dandy muet », le « primitif androgyne » aux « yeux de givre », etc. Libérant des mots-fauves qui s’allument les uns les autres, Brigitte Fontaine donne à sentir les couleurs que le poète accordait aux voyelles. Des courts-circuits d’images, de sonorités, d’assonances, de sensations, se donnent à saisir. Parmi les figures convoquées, il y a les fantômes de Serge Gainsbourg, de François Villon, du Potemkine, de Franz Schubert au travers de La Jeune Fille et la Mort ; l’image de l’arbre de vie ; tout un bestiaire (loup, ocelots, « lévriers noirs », « brillants loirs ») – la terreur, dont la découverte de la finitude de l’infini est porteuse. Des clins d’œil se répondent, et des échos fractaux intertextuels se tissent : citons l’éternité retrouvée (mais sans le Soleil) ; le « dormeur du val » ; les mosquées au fond des lacs ; « Je est un autre » ; « embrasser l’aube d’été » (poème « Aube » des Illuminations) ; « être de beauté » (poème « Being Beauteous » des Illuminations) ; la musique savante (« La musique savante manque à notre désir », dernière phrase de « Conte » dans les Illuminations)… Leitmotivs chaque fois réactivés dans une absolue liberté.

L’atelier poétique repose sur l’enclume et la plume, sur le fer et le feu. On l’aura compris, il n’y a aucun regard de surplomb, aucun mimétisme, aucun tic « made in Rimbaldie », dans ce texte serré comme le poing, où dansent des inversions de lieux (« ciel souterrain ») et de polarités. Brigitte Fontaine nous chuchote combien la poésie est affaire de rythme, de circulation d’énergie, de tempo vital. Dans ce qu’on peut lire comme les noces de la « vierge folle » et de l’« époux infernal », l’invocation à Rimbaud prend l’allure d’une question centrale : « Arthur / peux-tu nous aider à traverser la rue », à traverser la vie, à franchir les portes du voyage ? « Arthur / peux-tu / veux-tu nous aider / as-tu pu traverser ? » Le texte-prière de Brigitte Fontaine fonctionne par visions et s’emporte dans un glissement des identités, dans un devenir-Rimbaud de Fontaine et un devenir-Fontaine – cendres ou feu – de Rimbaud. Il n’y a pas de pourquoi, il n’y a pas de salut, « il n’y a / personne en toi ». L’aventurier du vers et l’explorateur de réalités rugueuses ; le prince de l’alchimie du verbe et celui de la contre-alchimie du commerce en Éthiopie se rejoignent. Chute et Ravissement s’enfonce dans la traversée du rien, de la souffrance, des soleils noirs et calcinés, avec le chercheur de poux rimbaldien dans sa poche.

Certes, Rimbaud a su phraser l’impossible, mais il a aussi, écrit Brigitte Fontaine, réussi à « dire merde » et à partir. Se livrant au silence, s’amputant vivant de la poésie, il a su dire adieu : adieu au monde, à l’écriture, à la morne raison des choses. Brigitte Fontaine nous convie à un voyage sur des terres où les mots, se raréfiant dans un souffle, consomment leurs noces avec l’ailleurs. Nouveau sillage laissé par un bateau ivre, ce texte-oraison-horizon touche à la chair, aux nerfs, aux sens. Si les poètes avancent souvent leurs vers comme des troupes, voire des troupeaux, il n’y a nulle trace de réflexe grégaire chez l’auteur. Les mots sont rendus à une liberté aurorale.

Brigitte Fontaine affronte à mains nues le corps aérien et de feu du voyant. S’écrivant à travers A. R., elle écrit à la lisière d’un Rimbaud vivant et d’un Rimbaud mort : « Je vous écrirai / si je suis mort / je vous écrirai encore. » Si, depuis sa mort, Rimbaud nous écrit, c’est via Brigitte Fontaine, qui unit sa main comme sa respiration à celles du « voleur de feu ». Rimbaud est le « frère humain », le frère en révolte, qui nous entraîne dans des « délices nouveaux » afin de nous délivrer du servage : « Mon ravissant putride / je ne suis que Servage encore. » Le poète des Illuminations a traversé la gangue des langues – ce que Mallarmé appelle « l’universel reportage » – et touché des mots-phénix. Dans son finale en forme de fugue, Brigitte Fontaine fait l’éloge de la prose rimbaldienne flirtant avec la vitesse de la lumière : « Les vers, c’était pas sa came naturelle. »

Magnifique chant, Chute et Ravissement dresse une tente poétique, nue comme le vent : cette lettre qu’elle destine à Rimbaud s’adresse aussi à tous les Arthur qui sommeillent en nous, dès lors que « toi, c’est moi et c’est tout le monde ». Brigitte Fontaine est cette artiste qui ouvre le réel aux rires de l’indiscipline radicale. La funambule sans entraves. En son devenir-nègre comme en son devenir-forçat, Rimbaud, le prince au « char ailé », et Brigitte Fontaine fulgurent comme deux arpenteurs des mystères de la Voie lactée : « Allons, allons, dormez / si vous pouvez / dans le val illuminé / dans la voix lactée / faites entendre votre voix lactée / jusqu’aux confins de / l’infini terminé / Pleurez de douces larmes de bête / Chacun et chacune est prophète. » 

Florilège d’œuvres : parmi les albums de musique de Brigitte Fontaine, citons Brigitte Fontaine… est folle !, Comme à la radio, Brigitte Fontaine, L’Incendie, Vous et nous, Genre humain, Les Palaces, Kékéland, Libido, Prohibition… Parmi ses textes littéraires, citons Paso doble, Nouvelles de l’exil, La Limonade bleue, Le Bon Peuple du sang, Portrait de l’artiste en déshabillé de soie, Les hommes préfèrent les hommes…  

[Extrait]

« Il fallait une fin et déverser des flots d’êtres vivants, les mots, les images imprenables, les galaxies maniaques, les petits troupeaux de vocables enchanteurs, soigneusement petits et chargés de poisons délicats, les filaments de lumière en mouvement constant, les courtes flèches à la vitesse de la lumière. »

Brigitte Fontaine, Chute et Ravissement, p. 35.

Véronique Bergen

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