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«La ligne selon laquelle j’écris ». Entretien avec Jean Marc Sourdillon

Également auteur de nouvelles et d’essais, Jean Marc Sourdillon nous a accordé un entretien à propos de son sixième recueil de poèmes, L’Unique Réponse, dont le titre est emprunté à une phrase de la philosophe espagnole María Zambrano.
Jean-Marc Sourdillon
L’Unique Réponse
Également auteur de nouvelles et d’essais, Jean Marc Sourdillon nous a accordé un entretien à propos de son sixième recueil de poèmes, L’Unique Réponse, dont le titre est emprunté à une phrase de la philosophe espagnole María Zambrano.

Isabelle Lévesque : Dans ce livre, vous refusez l’unité formelle et mélangez vers libres, versets et proses. Qu’avez-vous voulu privilégier ?

Jean Marc Sourdillon : Ce qui spécifie à mes yeux la poésie, c’est le rythme. On connaît la célèbre définition de Meschonnic : la poésie est la façon dont un sujet organise le mouvement de la parole à l’intérieur du langage. Pour qu’il y ait du rythme, un phrasé, une course, un élan à l’intérieur du langage, il faut allonger, déployer le vers. Quelque chose se passe à l’intérieur de la course, quelque chose apparaît, nous transforme, et se donne à l’endroit où le rythme nous conduit, et le tout, comme au ralenti, dans une étrange sorte de calme. Le verset, qui épouse et découpe le mouvement de la phrase, donne cet élan, est lui-même cet élan. 

I. L. : Deux paysages bien différents apparaissent dans L’Unique Réponse : Paris et sa banlieue d’un côté, les Cévennes de l’autre. S’opposent-ils, se complètent-ils, ou forment-ils un seul et même pays ? 

J. M. S. : J’ai fait à 16 ans la découverte des Cévennes. Ça a été un choc : il y avait une immédiate correspondance entre ce que je vivais à l’intérieur et ce que je voyais autour de moi. J’y suis retourné seul chaque été pour y marcher parce que c’était là que je pouvais penser, sentir, appeler librement, hors des cadres mentaux que je retrouvais dès que je rentrais à Paris et contre lesquels il fallait lutter. Le paysage parisien et le paysage cévenol se sont superposés en moi, l’un structurant l’autre par en dessous ; écrire de la poésie était une manière d’ouvrir des sas entre les deux. 

I. L. : La passerelle, dans vos poèmes, ne semble pas faite pour atteindre l’autre rive, mais plutôt le milieu du fleuve pour s’y jeter et gagner l’estuaire, c’est un « tremplin ». L’élan et l’envol revêtent-ils les formes d’une naissance perpétuellement recommencée ? 

J. M. S. : L’élan libre dans l’ouvert est la ligne selon laquelle j’écris. C’est-à-dire cette façon de vivre quand on sort de nos logiques personnelles, de tout ce qui a fait que nous sommes une identité figée, un moi qui nous emprisonne, nous retient, nous empêche de naître. On choisit un motif, on écrit selon ce thème, mais autre chose à travers lui nous appelle, nous détourne, nous déborde. Qui n’a pas de nom, n’est pas un thème et ne peut pas l’être ; qui n’apparaît pas dans le langage ou alors seulement selon cette forme, « toi » le pronom de l’interlocution. C’est une manière de désigner non pas ce dont on parle, mais celui à qui l’on s’adresse, le destinataire mystérieux vers qui l’on se tourne quand on écrit, dont on ne sait pas s’il existe réellement et dont on aimerait tant découvrir le visage. C’est ce détournement fondamental de l’intention par l’élan qui fait le poème. C’est, je crois, ce que dit la musique qu’on entend sous les mots et leur sens. 

I. L. : Le monde animal se fait entendre dans L’Unique Réponse : cri pour certaines espèces, chant pour d’autres. De quel côté se situe le poème, cri ou chant ? 

J. M. S. : Je me revois le jour de la naissance de mon premier enfant, tournoyant sur moi-même comme un derviche dans la lumière du couloir de la maternité. Et puis j’ai entendu ce cri. Le cri de la parturiente qui me faisait témoin de la naissance et qui me semblait être en même temps celui de son enfant, comme si naître et accoucher étaient d’un seul tenant. J’en ai reçu la secousse très violemment, j’ai senti qu’en moi quelque chose se mettait à bouger, à répondre, à appeler, les deux en même temps. Ce cri, je ne saurais exactement le qualifier. L’important est que j’entends en lui un appel d’on ne sait où, venu, et l’on ne sait à qui adressé, un appel qui le traverse, qui nous traverse et traverse nos existences comme un élan à l’intérieur d’elles, les déploie autour de lui, et sans cesse nous précède, sans cesse nous dépasse. On naît le long de cet appel. C’est peut-être lui qui nous fait naître. La poésie serait une tentative de donner forme à ce cri et, en lui donnant forme, de l’explorer.

I. L. : Comment peut-on, dans cette vie inachevable, prolonger une naissance elle-même inachevable ? Est-ce le rôle ou le lieu de la poésie ? 

J. M. S. : La naissance discontinue nous demande d’inventer un langage qui n’existe pas encore pour dire le « ne pas encore » de l’instant surgissant dans nos vies et nous entraînant, nous transformant à sa suite. Ce n’est peut-être pas facile de consentir à ce mouvement, à cette primauté de l’événement sur le moi qui le vit. Cela suppose de se désabriter, de redevenir aussi nu qu’à l’instant de sa naissance. La poésie est pour moi ce langage. Comme les Cévennes, elle est un espace où essayer l’espérance, risquons ce mot. 

I. L. : Plusieurs de vos poèmes définissent la poésie. Deux verbes reviennent souvent : « prier » et « aimer ». Quelle est leur importance, et quelle est peut-être leur complémentarité, dans votre idée et votre pratique de la poésie ? 

J. M. S. : On ne naît que par l’autre. Par la façon que l’on a de s’adresser à lui. En lui disant qu’on l’aime on va vers lui, on se transforme en lui tout en devenant davantage soi-même. L’adresse est, dans le silence du vide ou l’impénétrabilité de la présence, cet arc qui s’élance au-dessus d’eux et qui soutient la parole — le secret de toute musique en poésie. Dire « toi », c’est tendre et faire chanter la parole dans la distance de l’interlocution. Voilà pourquoi écrire des poèmes revient pour moi à écrire des lettres d’amour ou à prier. C’est le même mouvement qui va plus ou moins loin. On s’adresse à l’autre en l’appelant, en réclamant sa présence, toujours davantage de présence, on lui dit « toi », on lui dit qu’on l’aime et en s’appuyant sur cet élan, hop, on saute par-dessus la barrière. Le poème est cette façon que nous avons, en nous adressant à l’autre, de nous donner une oreille pour écouter là où l’on ne peut ni entendre ni voir, de lancer là-dedans un regard. On parle à l'on ne sait qui en se tournant dans l’on ne sait vers où. On lance des passerelles. On guette l’unique réponse. 

[Jean-Marc Sourdillon enseigne en classe de lettres supérieures. Poète, il a également traduit des livres de María Zambrano et participé à l’édition en Pléiade des œuvres de Philippe Jaccottet.]

Extrait : 

Des mots qui naissent des mots
des phrases qui conduisent vers d’autres
et qui conduisent vers ce qui n’est
ni paroles ni phrases,
mais ne cesse de naître
du milieu d’elles
la naissance elle-même
au bout du poème.

Isabelle Lévesque

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