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Faure est léger

L’auteur s’en défend : son livre ne doit rien à la pandémie actuelle et à notre désir d’oublier le couvre-feu, le confinement, d’échapper à l’asphyxie qui nous menace depuis des mois. Et pourtant, existe-t-il meilleur antidote à notre marasme que ces pages alertes, souriantes, salutaires ?
Étienne Faure
Et puis prendre l’air
L’auteur s’en défend : son livre ne doit rien à la pandémie actuelle et à notre désir d’oublier le couvre-feu, le confinement, d’échapper à l’asphyxie qui nous menace depuis des mois. Et pourtant, existe-t-il meilleur antidote à notre marasme que ces pages alertes, souriantes, salutaires ?

Comme autant de chapitres d’un récit, Et puis prendre l’air, le nouvel ouvrage d’Étienne Faure, s’offre ainsi qu’une promenade d’une dizaine de courtes haltes menant de « Sortir » à « Prendre l’air ». À l’intérieur de ces différentes parties, les poèmes en prose d’une seule strophe s’enchaînent eux aussi, avec la même logique ténue mais réelle, sans lien logique marqué, sans artifice rhétorique ostentatoire, dans une succession précise qui ne doit rien au hasard mais tout à l’implicite, à la délicatesse d’un auteur qui ne veut pas peser. Parfois thématique, lié à un mot ou à un motif, d’autres fois conditionné par un principe de contraste, cet enchaînement se fait tout le temps subtilement. C’est ainsi que nous passons d’un « Éloge appuyé des bancs », à « Claustrales » ; de « Aux coins du globe », à « Hôtels et retours », « Voyage à la cave », etc., chaque séquence de cet itinéraire arrivant logiquement après la précédente pour accompagner l’auteur et son lecteur un peu plus loin dans sa recherche personnelle, dans sa réflexion. 

Ce sont d’abord des spectacles de la rue, de la ville dont l’écrivain rend compte avec un sens aigu de l’observation, selon les quatre saisons et ses cinq sens. Cela nous vaut des notations sur les sons amortis par la neige l’hiver à Paris où il habite mais également sur le cliquetis caractéristique des couverts et des assiettes l’été, quand on déjeune fenêtres ouvertes. Ce sont aussi des considérations liées aux souvenirs, au passé de la capitale, aux hennissements des chevaux qui y retentissaient jadis, aux grincements des charrettes rue Traversière, aux senteurs des plats d’autrefois boulevard Parmentier, près de chez lui, là où les odeurs de fritures flottent toujours dans l’atmosphère. Les phrases de jadis qui résonnaient ici ou là et qui sont tombées depuis en désuétude lui reviennent également, en écho. Étienne Faure l’indique à plusieurs reprises, il s’agit d’une mémoire qui ne remonte pas au-delà de la troisième génération, façon pour lui de suggérer une transmission non pas livresque mais humaine de cette histoire urbaine. « Éloge appuyé des bancs », la section suivante, prolonge et amplifie cette attention fine et pleine d’empathie témoignée à l’égard de leurs occupants, SDF, joueurs d’échecs, couples dépareillés, anciens combattants, etc. C’est à ses yeux un espace de sociabilisation dont il rapporte quelques menues situations, c’est aussi une place au soleil, un havre de paix dans le vacarme de la circulation, une ultime halte aussi, parfois, pour un vieil homme vivant seul, avant la mort. Se déploie ainsi toute une déambulation qui est aussi un cheminement mental, spirituel, de celui qui, passant dans le jardin d’un monastère, arpentant un cloître, atteint à une réflexion pour aujourd’hui sur l’épaisseur du temps, mesurant la « distance séculaire » qui sépare les ombres et les lumières. Revenant ensuite à l’atmosphère mondaine et sophistiquée des « Cocktails, vernissages et théâtres », ce n’est aucunement pour persifler comme on pourrait s’y attendre, comme on l’a si souvent lu dans d’autres livres : Étienne Faure évite les facilités de la dénonciation d’un milieu réputé superficiel avec une belle humanité pour en isoler quelques individus choisis, aussi touchants que les mendiants sur leur banc, cherchant à cerner, à traquer la vérité de leurs masques, de leur solitude, de leurs contradictions. Ensuite viennent les voyages sur la planète (à l’occasion d’un congé ou d’un déplacement professionnel) et dans le temps, l’enfance, les vacances, les plages d’éternité et d’ennui, l’été, ce que l’auteur nomme le « voyage à la cave ». Les sensations qui sont restées se mêlent à l’incertitude des souvenirs. La compréhension que l’on a des cris des animaux à la leçon de vie que nous dispense un insecte qui, arrivé au bout de son brin d’herbe et s’envolant, invente une solution pour ne pas rester dans une impasse ou rebrousser chemin… Étienne Faure aussi, d’ailleurs, dans tout l’ouvrage joue « la fille de l’air ».

L’ensemble cependant est si fluide qu’on en oublierait presque un auteur qui se manifeste si peu dans son texte. Et ce quasi-effacement est aussi le signe d’une retenue qui finit par étonner. Mais la locution par laquelle commence le titre, Et puis prendre l’air l’indique : il y a eu quelque chose, avant. Qui est alors cet homme qui, à l’instar de Baudelaire (dont une citation des Petits poëmes en prose se trouve en exergue de la dernière partie) se promenant désœuvré dans « Tableaux parisiens », circule ainsi dans la ville et les villages, à Paris et à la campagne ? Même si cette flânerie semble bien insoucieuse de la vie économique et des tracas du quotidien, il ne s’agit probablement pas de rompre avec l’utilitarisme bourgeois, la religion du travail des classes dominantes du XIXe siècle. L’oisiveté supposée de l’auteur trouve vraisemblablement davantage sa source dans une souffrance, une absence que l’on devine à peine. Le lecteur n’a guère d’occasions de le comprendre mais il peut être par exemple étonné d’une réaction un peu vive d’Étienne Faure à l’expression par lui entendue : « Mon cœur est pris. » « Comme si le cœur, ajoute-t-il, était une studette ou un appartement, un espace occupé par un chat, un conjoint, une vie intérieure gardée secrète. Sous l’emprise de l’air frais — une fenêtre, une lucarne enfin ouverte —, la circulation des poussières fait place au rire, on respire mieux, c’est déjà ça. Mon cœur était rempli de souvenirs et de regrets, de mots encombrés, de subterfuges installés à demeure, comme sédentaire en cette enceinte que propulse à nouveau la vie. » C’est d’ailleurs l’un des rares moments où l’écrivain emploie la première personne. Il y revient une autre fois dans « Ligneuse », partie explorant la lignée familiale, un peu avant la fin de l’ouvrage : « Dans l’impossibilité réelle ou supposée de te parler, j’erre à travers la ville, esquissant un trajet qui me renvoie à toi. […] Ta vie en stand-by, le qui-vive des cartons, des valises jamais complètement défaites ni refermées. Sans cesse tu devais partir. » La personne évoquée ici a-t-elle existé ? A-t-elle disparu ? Est-elle décédée ? On n’en saura pas plus car là n’est pas le propos d’Étienne Faure mais c’est cela sans doute qui aura donné à l’ensemble son impulsion première.

N’allons pas en conclure que le propos d’Étienne Faure est grave ou sentencieux. C’est tout l’inverse, au contraire. Cette prose méticuleuse, attentive aux autres, n’exclut jamais la malice, voire la distance vis-à-vis de soi souvent en embuscade entre les paragraphes, sous telle ou telle phrase, dans ces clausules dont Roland Barthes notait déjà dans Roland Barthes qu’elles permettaient peut-être une légèreté, une volonté de congédier « une démonstration qui va de soi ». Ainsi, dans « Dix postures pour cueillir les mûres », l’auteur s’amuse-t-il manifestement en évoquant ces fruits : « La mûre est si mûre — trop elle-même — qu’on la cueille finalement au bord de l’infatuation, tout à ses pensées autarciques dont elle est oppressée ; la voilà qui s’exprime. Pur jus. » Et c’est drôlement encore qu’il constate qu'« allégée de ses fruits la grappe atteinte à bout de bras progressivement remonte jusqu’à n’être plus touchable » et qu’il « faut redoubler d’efforts pour finir la cueillette, membres étirés vers le ciel, prêt aussi à tomber ».

Et puis prendre l’air est un éloge du mouvement prenant la peine de s’arrêter tout le temps pour considérer les gens, le temps qu’il fait et celui qui s’écoule là-bas et en nous. C’est un manuel de survie pour guérir nos blessures qui a la délicatesse de ne pas se donner pour tel mais qui s’avère pourtant à la lecture d’une belle efficacité !

Thierry Romagné

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