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La Nuit des Juifs-vivants

Article publié dans le n°1163 (16 déc. 2016) de Quinzaines

Peut-on écrire après Auschwitz ? Serait-ce barbare ? Igor Ostachowicz ne s’embarrasse pas de ces questions. Non seulement il écrit, mais il le fait sur la destruction des Juifs, et sans gravité ! Qu’on le précise tout de suite pour dissiper tout malentendu : tout cela sans goût du scandale.
Igor Ostachowicz
La Nuit des Juifs-vivants
Peut-on écrire après Auschwitz ? Serait-ce barbare ? Igor Ostachowicz ne s’embarrasse pas de ces questions. Non seulement il écrit, mais il le fait sur la destruction des Juifs, et sans gravité ! Qu’on le précise tout de suite pour dissiper tout malentendu : tout cela sans goût du scandale.

Sous le titre de Night of the Living Jews, le cinéaste Oliver Noble avait parodié en 2008 le célèbre film d’épouvante Night of the Living Dead (1968) de George A. Romero, en remplaçant les zombies par des Juifs revenus à la vie. Le court métrage véhiculait et jouait avec tout un tas de clichés sur les Juifs. En cette rentrée 2016, les éditions de l’Antilope publient un ouvrage au titre similaire d’Igor Ostachowicz (sorti en Pologne en 2012), mais dont le contenu n’a plus grand-chose de commun avec le film. Il serait trompeur de croire qu’il suit la même trame ; ce n’est heureusement pas un roman popcorn dans lequel le sang gicle, où le narrateur se complait à décrire dans les moindres détails les membres qui se détachent des corps des zombies. Les Juifs ressuscités n’effraient personne au sens propre. Il n’est pas question de Juifs qui s’amusent à terroriser les passants et à attenter à leur vie par des comportements menaçants. Si vous vous attendiez à une telle lecture, passez votre chemin ! Au contraire, ils mènent une vie banale, se rendent au centre commercial pour dépenser leur argent, tout comme leurs contemporains. Le lecteur en oublierait presque qu’il s’agit de morts. S’ils effraient encore, c’est au sens figuré. Ils sont « juste » (pourrait-on dire) perçus comme des indésirables. Comme des Juifs... Le principe du mort ressuscité est prétexte à un roman qui multiplie les allusions symboliques et métaphoriques.

Dans le Varsovie des années 2010, un couple – un carreleur et la Gigue – voit ressortir de la cave des Juifs assassinés pendant la Seconde Guerre mondiale. Le carreleur gratte symboliquement la mémoire de son pays, mais cette mémoire semble déjà lointaine : les événements bien connus se répètent, ou plutôt se poursuivent… Alors même qu’il n’affiche aucune affinité particulière pour l’histoire juive, le carreleur se sent progressivement investi d’une mission : de même que les héros hollywoodiens, il apparaît comme le « tchoouzn-ouane ». Il héberge des Juifs et les accompagne dans leurs déplacements. La gravité avec laquelle on traite habituellement de la Shoah laisse place ici à une grande légèreté d’écriture, à de fréquentes pointes d’humour et à un personnage porté avant tout sur le sexe. Ces événements fantastiques sont ancrés dans un cadre banal, avec des protagonistes relativement banals également (le carreleur est un beauf obsédé par « les nichons et les Juifs », il est le type même de tant d’addicts que l’on retrouve sur Internet), et c’est cette normalisation de la situation qui nous la rend proche.

Si le roman est écrit par un Polonais qui situe sa trame en Pologne, l’auteur n’entend pas pour autant ne s’adresser qu’à ses concitoyens. L’objectif de La Nuit des Juifs-vivants n’est pas explicite. Mais la lecture de ce roman peut soulever une interrogation majeure : comment aborder non pas seulement la Shoah mais, de façon plus générale, le sujet de la discrimination d’autrui en raison de son appartenance (qu’il s’en réclame ou qu’on la lui prête) ? Ce thème semble en laisser, aujourd’hui, beaucoup indifférents. Est-ce parce qu’on en parlerait trop ? Est-ce à cause de l’identité des personnes concernées ? Est-ce parce qu’on est bien trop enclin à faire des procès d’intention en compétence victimaire ? Est-ce parce qu’on en parle trop sérieusement (mais serait-ce un sujet léger) ? Certains médias prudes se sont offusqués de la démarche de l’auteur : pouvait-on jouer avec cette mémoire douloureuse (au passage, nous voyons mal comment l’on pourrait s’indigner à la lecture de ce roman, relativement classique pour tout le reste) ? Ostachowicz semble répondre par l’affirmative. Il évite la sacralisation du sujet sans tomber à l’inverse dans l’iconoclasme. D’ailleurs, cet ancien conseiller en communication du Premier ministre polonais ignorerait-il à ce point la diplomatie ? Au contraire, il semble être question de rechercher un moyen par lequel on pourrait sensibiliser de nouveau à ce sujet. Le personnage beauf du roman est la caricature même de ces personnes qui se croient lassées par ces questions, qu’il s’agisse des persécutions ou des discriminations à l’encontre des Juifs ou des Noirs : « Quoi ? Je devrais regretter […] de regarder en boucle des films sur la discrimination des Noirs en Amérique, moi qui ne connais aucun Noir, qui ne suis jamais allé en Amérique, qui suis convaincu depuis longtemps de l’injustice de la discrimination des Noirs ? Il n’empêche que c’est vrai : un film sur deux est là-dessus ». « Comment écrire après Auschwitz ? », pouvaient se demander les écrivains de la seconde moitié du XXe siècle. Ostachowicz se demanderait plutôt : comment parler d'Auschwitz sans accabler ?

[ Extrait ]

« – Ils se sont jetés sur un petit garçon et ils se sont mis à le frapper. […]
– Tu t’en es mêlé ?
– Tu rigoles, ils étaient au moins une trentaine, ils auraient pu me tuer.
– C’est bien. […]
– En plus, il était peut-être même pas juif. »

Igor Ostachowicz, La Nuit des Juifs-vivants, p. 54

Eddie Breuil

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