Du côté des vivants

Alors que le Québec est l’invité d’honneur du prochain Marché de la poésie de Paris, les éditions du Noroît nous présentent un nouvel ouvrage de la poète montréalaise Denise Desautels. Il crie. Il est vivant de toutes les ombres qui l’habitent.
Denise Desautels
D’où surgit parfois un bras d’horizon
Alors que le Québec est l’invité d’honneur du prochain Marché de la poésie de Paris, les éditions du Noroît nous présentent un nouvel ouvrage de la poète montréalaise Denise Desautels. Il crie. Il est vivant de toutes les ombres qui l’habitent.

Le livre se compose de quatre suites d’inventaires thématiques, précédées de fragments datés de juillet et suivies d’autres notes d’octobre. Commencer l’inventaire éloigne-t-il de vivre ? C’est d’abord le silence qui frappe ; avant le cri, le dépeuplement. Les disparus sont là, absents : 

Bruissante, deuillante, indignée, la phrase qu’on ajusterait à l’écorce des cimetières.

Le recours : « Beauté bouée ».

Cimetières : la rage muette[1] s’ouvrait sur deux épigraphes installant la tension propre aux œuvres de Denise Desautels : « Le noir pur, la suie de l’abandon », de Botho Strauss et « Il y a un point où le désespoir est une lumière, et un amour », de Clarice Lispector. Mais comment apprivoiser les catastrophes[2] ?

Un adverbe devenu adjectif signale une épopée ratée. La langue tergiverse, c’est « [l]e hic » qui traverse la syntaxe d’inattendus :

Malgré l’intensément désir d’envisager migration joie tressaillir entre aridité et remous.

Des sons se confrontent, ça cogne :

Ma colère close. Icône de crâne.

Le premier « inventaire », « Une petite morte s’est couchée en travers de la porte », est écrit avec le roman d’Anne Hébert, Les Fous de Bassan (Seuil, 1982). Nous y voyons paraître la jeune Olivia. Assassinée, jetée à la mer, elle dérive vers le large, narratrice du chapitre « Olivia de la haute mer » qui se demande : « Mon Dieu, vais-je mourir à nouveau ? » Dans le poème de Denise Desautels semble passer le « cargo bruyant » sur lequel se trouve le père de L’Enfant de la haute mer, de Jules Supervielle. Mais cet inventaire est aussi lié à la peinture (reproduite en couverture) de Dana Schutz : Swimming, Smoking, Crying. Peinture étrange montrant le visage d’une nageuse : une cigarette s’échappe de la bouche ouverte, un bras droit s’étire au-dessus de la tête dans un mouvement de nage, une larme blanche tombe à la verticale…

Où apparaître.
Où rêver.
Une bouche hurle
plaie dans le turquoise de l’eau.
Et le bras silencieux
vrille veille volontaire
pivot d’algues.
Rose invraisemblable
sur fond de gouffre. 

Olivia avait 17 ans, l’enfant de la haute mer 12, jeunes mortes retenues dans un entre-deux par la force de la pensée d’un vivant.

L’« épouvante » tord et coupe la syntaxe et le vers. On fait front, mais, au matin, c’est toujours qui cogne en vue. Il faudrait faire les deuils. Anne Hébert écrivait dans Mystère de la parole[3] : « Et moi, je crois à la vertu de la poésie, je crois au salut qui vient de toute parole juste, vécue et exprimée. Je crois à la solitude rompue comme du pain par la poésie. » La constellation des écrivains (Hélène Monette, Nicole Brossard, Paul Celan, Diane Régimbald, Françoise Ascal, Hannah Arendt, parmi beaucoup d’autres), dont témoignent les nombreuses épigraphes, avec et par qui se fait le partage, peut-elle sauver « le déjà noyé » ?

Murmuré ou tu, « sauve-moi » court dans l’« inventaire des absences ». Le nous est toujours incomplet. Le pronom amorce des phrases, sans antécédent, et ne désigne aucun lieu qui tienne : « Où se trouve le haut. Le bas. »

Où chercher l’envers du monde. Où pleurer les corridors de voix vents vies volés.

L’impression de chaos concerne aussi le temps : « Je commence tard à mourir à chaque aube. » Toujours quelque chose sape la certitude, un mot vient en percuter un autre. Un sujet manquant, mais vaillant, se redresse :

Me relève tard mais rude résiste revis veux me battre.

Le préfixe re- s’entête comme une reconquête. Combattre avance ses armes (aucune). D’« os », anaphorique écho, à « oserait-elle ? », nous arrivons au « K.-O. » et à la « fosse » : « Nos complots d’éclopées » sont ressassés depuis l’Antiquité d’Électre ou de Médée.

Denise Desautels peut se présenter ainsi : « un autel mon nom d’effroi et un volcan[4] ». C’est l’effroi devant la finitude et les horreurs dont les hommes sont capables, mais aussi les éruptions de colère contre ce qui n’est pas inéluctable. Nous retrouvons les combats des Femen : « Nous seins nus pour dire non pour dire nous voici. » Une longue adresse à Anna Akhmatova l’informe de la situation et des luttes en cours : « A., l’amie sans papiers de l’amie – quatre ans de reconnaissance et de lien – renvoyée chez elle », la pétition des « 343 salauds »… Le nous est celui des femmes et de leurs luttes : « Chez moi. Interdit aux humains mâles aujourd’hui. À part quelques-uns. Mon amour par exemple. »

Mais c’est aussi le nous des humains, mâles et femelles. Comment ne pas avoir parfois des « pensées d’émeute[5] » ?

L’inventaire dresse des listes contre l’oubli. Partout la force d’extraction, l’effort pour tenir :

J’ose le mien mon cœur. D’où on a retranché la joie.

Revient toujours la même blessure, « ces os affolés ligotés les uns aux autres ». Ce sont les « boucheries familières » :

Or rien ne s’est tu. Rien malgré le silence.

Contre le re- du sursaut, voici le dé- de la défaite : « Déjà quelque chose de définitivement défunt. » Faut-il alors se contenter de vivre des « intentions de beauté […] pour que le désir d’un jour de plus soit » ?

Dans ce roman évoqué au début du livre, Les Fous de Bassan, Anne Hébert écrivait : « Mais la rive nous retient davantage avec […] ses petits sapins drus, un sur cinq, rouge et desséché, les morts non ramassés, tenus serrés par les vivants, debout, rouges et desséchés entre les vivants verts et noirs, la folle vie végétale, robuste, respirant contre les morts, les tenant debout, entre les vivants, ne pouvant pas s’en débarrasser, n’ayant pas le temps, trop engagée dans la puissante occupation de vivre, de croître et de pousser dans un sol pauvre où la vie est un défi et une victoire. » D’où surgit parfois un bras d’horizon s’achève sur un message de Louise Dupré, qui rejoint ici celui du roman : « Tu n’as pas fini de compter les chaises vides autour de toi et tu les observes du coin de l’œil en jurant que tu ne t’y assoiras pas. C’est debout que tu veux t’habiter, debout parmi les vivants. »

Au fil des inventaires, voici le nécessaire aveu d’une nuit reconnue, avec ses fantômes. Une voix se débat dans une langue meurtrie, singulière, qui enfonce son cri dans notre cœur.

[1]. Denise Desautels & Monique Bertrand, Cimetières : la rage muette, Dazibao, 1995.
[2]. Expression empruntée à Jean Cocteau, qui présentait, en 1918, le jazz comme une « catastrophe apprivoisée » dans Le Coq et l’Arlequin (Stock, 2009).
[3]. Anne Hébert, Œuvre poétique (1950-1990), Boréal / Seuil, 1993.
[4]Femmes rapaillées, sous la dir. d’Isabelle Duval et de Ouanessa Younsi, Mémoire d’encrier, 2016.
[5]. Denise Desautels, L’Angle noir de la joie, Arfuyen / Le Noroît, 2011.

Isabelle Lévesque

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