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Lautrec, peintre de la dévoration. Entretien avec Matthieu Mégevand

Une nouvelle biographie romancée sur « la légende de Montmartre », le peintre Lautrec, nous offre l’occasion d’un entretien avec son auteur.
Une nouvelle biographie romancée sur « la légende de Montmartre », le peintre Lautrec, nous offre l’occasion d’un entretien avec son auteur.

Velimir Mladenović : Dans « La Bonne Vie », vous avez raconté la vie de Roger Gilbert-Lecomte, poète, un des fondateurs de la revue Le Grand Jeu. La littérature est pour lui un moyen de dépassement de la condition humaine. Qu’est-ce qu’elle représente pour vous ? 

Matthieu Mégevand : Il me semble que c’est une assez bonne « définition » de la littérature et de l’art en général – si tant est qu’on puisse résumer en une phrase quelque chose d’aussi vaste et d’aussi complexe. Mais la conception que Roger Gilbert-Lecomte avait de la littérature, au départ très inspirée de Rimbaud notamment, a très vite évolué pour devenir, en un mot, un « moyen », au même titre que l’alcool, les drogues, les textes mystiques ou d’autres expériences que Daumal résumait par l’oxymore « métaphysique expérimentale ». Gilbert-Lecomte n’a en effet jamais considéré la littérature comme une fin en soi, un but ultime ; c’est d’ailleurs entre autres pour cela qu’il s’est brouillé avec les surréalistes : parce qu’il refusait d’entrer dans un quelconque « mouvement » littéraire ou politique. Il y avait chez lui une quête d’absolu extrêmement forte – et qui l’a finalement détruit – et avec laquelle il n’a jamais voulu transiger. La littérature, l’art, l’héroïne, devaient lui permettre d’atteindre un degré supérieur et primordial de la conscience. La poésie était un médium pour retrouver cette « conscience prénatale » qu’il a poursuivie tout au long de son existence, jusqu’à le payer de sa vie.

VM : Votre dernier roman est une biographie romancée de Lautrec. Pourriez-vous parler de la genèse de ce roman ? 

MM : Ce roman s’inscrit dans le cadre d’un projet de trilogie sur trois artistes – un écrivain, un peintre, un musicien – connus ou méconnus, qui ont pour point commun une vie agitée, frénétique, vibratile, et qu’on ne peut séparer de leur création. Le premier livre a donc pour sujet Roger Gilbert-Lecomte, ce poète méconnu du Grand Jeu. Le deuxième livre a pour sujet Henri de Toulouse-Lautrec, peintre de Montmartre, des bals, des cabarets, des prostituées. Si Gilbert-Lecomte peut être considéré comme un mystique athée, préoccupé avant tout par un dépassement de l’homme, Toulouse-Lautrec est un terrestre, un charnel, qui délaisse absolument toute verticalité et ne cherche qu’à rendre, par la peinture, la puissance – fugitive, inattendue, dérangeante – des corps et des êtres. Et ainsi renouveler la compréhension et l’idée même de Beauté. Enfin le troisième livre aura pour sujet Wolfgang Amadeus Mozart. Ici la réflexion sur la création se décale un peu, puisqu’il s’agit de travailler avant tout sur le génie. La vie et l’œuvre de l’homme sont (relativement) bien connues du grand public. Dès lors, le texte se concentrera sur cette manifestation inédite de capacités créatrices chez un être humain. 

VM : Comment la vie et l’œuvre de cet artiste vous inspirent-ils ?

MM : Toulouse-Lautrec est d’abord un peintre dont l’esthétique me parle, m’interroge, me bouleverse parfois. Il a cette façon d’aborder l’humanité – et une humanité particulière, parallèle, celle de la nuit, des fêtes, de l’alcool, du sexe – débarrassée de son costume social, « peintre de la vie moderne » comme l’expliquait si bien Baudelaire à propos de Constantin Guys. Ensuite, on chercherait vainement chez Lautrec une quelconque volonté de théoriser son propre travail ; cela ne l’intéressait pas. Il avait quelque chose d’immédiat, de direct (ce qui n’exclut évidemment pas un immense travail) qui lui permettait d’aller aussi près que possible de la chair, de la pâte humaine, des êtres humains bruts et incarnés. C’est quelque chose de passionnant pour un romancier, de tenter de rendre cela dans un texte, à la fois ce travail de dévoration de l’autre et de soi-même, ce mystère de la création, cette obsession picturale, et puis la destruction – alcool et syphilis – qui l’a accompagné.

VM : Votre roman est bien documenté, avec des faits historiques sur l’époque et sur la vie du peintre. Quels sont les ouvrages que vous avez consultés ? 

MM : Pour chacun des trois livres, le travail de documentation, de recherche historique est très important. Il me prend d’ailleurs plus de temps que l’écriture elle-même. Car il s’agit d’abord d’être aussi proche que possible de la figure, de l’époque, du milieu choisis. La liberté romanesque, qui vient ensuite, se construit sur ces bases historiques, et ne s’accorde qu’avec un critère constant de plausibilité – ce qui signifie qu’on ne doit pas pouvoir distinguer, dans chacun des trois romans, ce qui relève de la « véracité » ou de l’« imaginaire ». Pour Toulouse-Lautrec, en plus de sa correspondance et des nombreux ouvrages que des proches puis des historiens de l’art lui ont consacrés, plus quantité de livres sur cette période, j’ai beaucoup utilisé le magnifique texte en deux volumes de Maurice Joyant, son galeriste et ami d’alors, qui a rédigé la première « biographie », très richement illustrée, le concernant. 

[Matthieu Mégevand est un écrivain suisse. Il a publié Ce qu'il reste des mots (Fayard, 2013) et Les Lueurs (L'Age d'homme, 2016). En 2018 il publie La Bonne Vie et en 2019 Lautrec chez Flammarion. Il dirige les éditions Labor et Fides depuis 2015.]

Velimir Mladenović

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