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Le Bund, pionnier du judaïsme laïque et promoteur de la culture yiddish

Article publié dans le n°1251 (03 mars 2023) de Quinzaines

Le fil conducteur de ce livre est l’histoire du Bund entre 1890 et 1949. Qu’est-ce que le Bund ? L’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie. Bund signifie ligue ou union, et non parti, comme le soulignent ses fondateurs.
Henri Minczeles
Histoire générale du Bund. Un mouvement révolutionnaire juif
Le fil conducteur de ce livre est l’histoire du Bund entre 1890 et 1949. Qu’est-ce que le Bund ? L’Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie. Bund signifie ligue ou union, et non parti, comme le soulignent ses fondateurs.

Bien que le moment officiel de création du Bund soit son congrès initial, tenu à Vilna du 7 au 9 octobre 1897, il existait virtuellement depuis le début des années 1890 sous la forme d’un cercle social-démocrate juif dirigé par Arkadi Kremer (1865-1935), qui publie, à 25 ans, De l’agitation dans les masses ouvrières. Il compte alors 3 500 adhérents, 5 600 à la fin de 1899, 30 000 en 1903. Ensuite, ses effectifs et son influence fluctuent au gré des relations entre socialistes, communistes et sionistes. Il disparaît, dans les pays où il fut créé, en 1949, avec l’agrégation du Bund polonais au Parti communiste polonais (POUP). Il subsiste, jusqu’à présent, en tant qu’institution culturelle, en particulier aux États-Unis et en France, sous le nom de Arbeter Ring.

Le livre de Minczeles, aux yeux du quasi-ignorant que j’étais, est complet, détaillé, précis. Il superpose plusieurs chronologies : générale d’Europe de l’Est, de Lituanie, de Russie, de Pologne et d’autres pays d’Europe. Il situe en permanence les actions et doctrines du Bund dans le triple contexte des mouvements « révolutionnaires », du destin des Juifs et de la création de « l’Empire » soviétique. 

Minczeles commence par un rappel : le héros des cosaques, Chmielnicki, premier dirigeant d’une Ukraine autonome (1648), a détruit des centaines de communautés juives. Cent cinquante ans plus tard, les Juifs sont confinés par le tsar dans une vaste zone de résidence (1 million de kilomètres carrés). Malgré la précarité de leur condition, ils passent de 1,5 million (1791) à 4,9 millions (1897) dans cette zone. La plupart parlent le yiddish, un quart d’entre eux, le russe. 90 % sont des « prolétaires » (artisans et ouvriers). Ils vivent entassés à huit ou dix dans une seule pièce, et travaillent dans des conditions de salubrité et de sécurité fort réduites. Certains fuient en Amérique ; d’autres veulent se battre sur place pour leurs droits civiques et politiques.

Dès sa création, en octobre 1897, le Bund se donne une ligne de conduite que Haïm Jitlowski, un des fondateurs, décrit ainsi : « dans l’ancien monde dominait la règle suivante : le peuple, c’est son État. Dans le monde nouveau, la règle sera : le peuple, c’est sa culture, son éducation. » Pour lui, le yiddish, parlé alors par 8 millions de Juifs, est la base de cette culture. Le Bund s’éloigne des sionistes, dont le but est de créer un État indépendant (Herzl, L’État juif, 1896), car il cherche à établir une nation juive là où vivent les Juifs (doïkayt : rester sur place), comme le proclame la résolution finale de son congrès de 1900 : un État comme la Russie doit « établir une fédération de nationalités avec pleine autonomie pour chacune d’entre elles, indépendamment des territoires où elles habitent ».

Les bundistes ne se contentent pas de repenser l’identité juive. En tant qu’union de travailleurs, ils s’associent aux combats pour de meilleures conditions de travail : journée de huit heures, pauses, sécurité, etc. Ils s’engagent aussi sur le front politique : ils s’arment contre les pogromistes, ils organisent l’autodéfense, répandent des tracts, créent un mouvement de jeunesse. 

En Russie, dès le début, le Bund se heurte aux léninistes, futurs bolcheviks. Ainsi, ils adhèrent au POSDR (Parti ouvrier social-démocrate de Russie), mais exigent d’y avoir leurs propres représentants. Dès cette époque (1903, 1904), ils réclament que le libre développement culturel soit garanti, comme le précise Vladimir Medem (1879-1923), un des fondateurs, aux « minorités nationales sans cadre territorial spécifique ». Lénine s’y oppose : la nationalité, c’est le territoire et la langue.

Lorsque, en janvier 1905, Nicolas II fait tirer sur des manifestants porteurs d’une pétition, le Bund appelle aux armes. Il écrit aussi un manifeste politique audacieux : abolition de la monarchie ; inviolabilité de la personne et du domicile ; liberté de parole, d’association, de presse, religieuse ; égalité des droits civiques et politiques ; libération des détenus politiques et religieux ; abolition du militarisme et institution de milices nationales. Pour Simon Doubnov (1860-1941), l’unité résulte d’« une communauté nationale laïque et non la paroisse synagogale, de type occidental, produit de l’assimilation ».

Lénine traite les bundistes de séparatistes, et Medem, en retour, le traite de « bandit insensible ». Lors de la révolution d’octobre 1917, les bundistes protestent contre la violence des bolcheviks. Léon Trotski (1879-1940, né Lev Davidovitch Bronstein) rétorque : « Vous êtes de lamentables isolés, vous êtes de dangereux banqueroutiers, votre rôle est joué, rendez-vous là où votre classe est désormais : dans la poubelle de l’histoire ! » Le Bund dénonce un « coup d’État bolchevik » : il faut les combattre et exiger que l’assemblée constituante ait les pleins pouvoirs. Pourtant, en mars 1919, la majorité des délégués au congrès du Bund se rallie aux bolcheviks. La minorité est laminée par les bolcheviks, avec l’aide de la police politique qu’ils viennent de créer (dite Tcheka). En mars 1921, le Bund se dissout. À partir de 1922, le tissu communautaire non communiste est liquidé. En janvier 1925, le PCUS compte 31 200 adhérents juifs, dont 2 800 anciens du Bund. En 1930, la section juive du PCUS est supprimée. Puis les associations juives sont démantelées. À la fin des années 1930, le Bund, exsangue, est traité de « national-fasciste ». 

En Pologne, l’évolution du Bund est nettement plus favorable. En 1918, le pays compte 10 % de Juifs : 2,85 millions sur 28 millions d’habitants. Ainsi, en Galicie, Bucovine et Roumanie – une partie de la « zone de résidence », où les Juifs étaient cantonnés depuis 1791 sur ordre de Catherine II – on se pose plus qu’ailleurs le problème de la nationalité juive, car la densité du peuplement juif y est plus élevée.

Lors de la guerre de 1914-1918, beaucoup de Juifs, mieux traités en Autriche-Hongrie qu’en Russie, croient les Allemands lorsqu’ils disent que la défaite de la Russie mettra fin à leur « esclavage ».

Pendant ce temps, les Russes expulsent leurs Juifs : par exemple 80000 vers Varsovie, 25000 vers Lemberg. En novembre 1918, les militants du parti national-démocrate (Endecja, fondé en 1897), nationaliste et antisémite, poussent à la reprise des pogromes.

Minczeles montre qu’entre 1918 et 1938, le Bund commence par plonger, puis prend de plus en plus d’influence dans la vie politique polonaise. En novembre 1918, son congrès marque la profonde division entre prosoviétiques et autres. En décembre 1918, la conférence des Juifs de Pologne confirme cette division. Résultat : les Juifs n’obtiennent que 3 % des sièges au Parlement alors qu’ils représentent 11 % de la population. Aux élections de novembre 1922, le Bund n’obtient aucun siège. Lors de son congrès de décembre 1924, 54 délégués sur 55 demeurent socialistes.

En 1927, le Bund reprend des voix et s’allie au PPS, les deux formant parfois une majorité aux élections, comme à Lublin. À la fin de 1933, le Bund constate la léthargie des masses et l’apathie de la classe ouvrière. Il se constitue en porte-parole des étudiants, des commerçants et autres Juifs victimes de la haine raciale polonaise. C’est ainsi qu’en septembre 1936, 125 sièges vont au Bund contre 16 au Poalé-Tsion, lors des élections communautaires. Les élections municipales de la fin 1938 voient un raz de marée socialiste. Sur 139 conseillers juifs, 97 sont bundistes. Sur 89 villes, un tiers a une majorité absolue bundiste. Le communiqué du Bund du 20 juin 1937 – « Notre destin est inséparable du destin des pays dans lesquels vivent les Juifs. Les Juifs sont des citoyens polonais » – a sans doute contribué à cette victoire.

Rien ne permettait de prévoir l’ampleur de l’antisémitisme en Pologne. Pilsudski, héros de l’indépendance polonaise, reprend le pouvoir en mai 1926 ; il s’oppose à l’Endecja. Puis vient l’offensive antisémite : dès 1932, les artisans juifs ne peuvent exercer que s’ils parlent polonais. L’arrivée au pouvoir de Hitler sert de modèle. En mai 1933, Erlich (1882-1942) déclare que le pire est à venir. En mai 1934, des dizaines de Juifs sont tués ou blessés. En mai 1936, après la mort de Pilsudski, s’impose le « régime des colonels ». Les Juifs paient 40 % des impôts alors qu’ils représentent 10 % de la population. De 1922 à 1938, les étudiants juifs diminuent de moitié. Les bancs-ghettos leur sont réservés, et l’université instaure des « journées sans Juifs ». 

Pour résumer l’exposé très détaillé de Minczeles, on peut dire que le Bund, tout en conservant ses positions de principe (culture yiddish, laïcité, socialisme, doïkayt), devient le fer de lance de la lutte – y compris armée – contre les antisémites. La Shoah, rapidement évoquée dans ce livre (ce qui suffit largement), voit se continuer l’action du Bund, devenu clandestin. Bien qu’ils aient aidé l’URSS à partir de 1941, celle-ci fait de son mieux, dès la fin de la guerre, pour écraser les bundistes. À son congrès de janvier 1947, le Bund ne compte plus que 2 000 membres.

En janvier 1949, dans la revue Unzer Tsayt (Notre temps), Emanuel Szerer (responsable du Bund de New York) signale qu’il n’y a plus de bundistes en Pologne.

Conclusion de l’auteur : « le peuple juif est pluriel et multiple. Il y a plusieurs facettes de la réalité juive, il y a le désir d’être admis pour ce que l’on est. Juif dans la cité et homme dans le monde. Il y a ce désir ardent de l’égalité et de la différence. Il y a enfin le droit des communautés juives à la diaspora. »  

À noter :

Henri Minczeles (1926-2017) fut l’un des animateurs du Medem, qu’il présida de 1992 à 1996. Il devint journaliste dès 1945, avec l’aide d’Aby Wieviorka. Il travaille ensuite dans une entreprise de textile. Il reprend des études en 1984, et devient docteur en histoire de l’EHESS en 1991. Il est notamment l’auteur de Vilna, Wilno, Vilnius. La Jérusalem de Lituanie, La Découverte, 1993. Une histoire des Juifs de Pologne. Religion, culture, politique, La Découverte, 2006. Le Mouvement ouvrier juif. Récit des origines, Syllepse, 2010.

Le centre Medem-Arbeter Ring, est une organisation juive, laïque, diasporique située dans la mouvance socialiste et attachée à la culture yiddish. Il entretient des liens avec les autres organisations à travers le monde qui, comme lui, revendiquent l’héritage spirituel du Bund.

Michel Juffé

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