Dans Grammaires de la création (Gallimard, 2001), George Steiner écrit que « Dante est notre méridien » en précisant que dans son œuvre, théologie, philosophie et poésie sont indissociables, que cette œuvre ne relève pas que de la recherche universitaire ou de la critique littéraire. Il s’agirait de quelque chose de plus. Comme La Divine Comédie commence « au milieu » (« nel mezzo »), au milieu du chemin de notre vie, c’est-à-dire aussi au milieu des âges, du moyen Âge, entre Antiquité et Temps modernes, Dante permettrait de prendre la mesure des différentes époques historiques, jusqu’à la nôtre, incertaine, qui vient tout juste de basculer dans un nouveau millénaire.
Pour lire Dante, avertit Ossip Mandelstam, il est pourtant nécessaire de chausser « une bonne paire de brodequins de montagne ». Beaucoup renoncent, ne dépassent pas l’Enfer, ne courent pas « miglior acque » – la métaphore cette fois est marine – sont en une trop « piccioletta barca ». Homère ou Virgile se donnent avec plus d’évidence. En lisant l’Iliade et l’Odyssée ou l’Énéide, un art du récit emporte le lecteur. On a même l’impression que toutes les ficelles romanesques sont déjà là, offertes, à disposition pour les siècles futurs. Plus roman au fond que poème. Avec la Comédie, le récit que tisse la « terza rima » (l’enchaînement des tercets) résiste autrement, ne raconte pas vraiment une « histoire », sinon celle d’une rédemption : comment quelqu’un, sauvé par la « grâce » (le thème est augustinien avant d’être pascalien), doit connaître l’Enfer pour connaître le Paradis en passant par le Purgatoire. La narration, sans cesse interrompue, se brise en une multitude d’histoires qui finissent par n’en former qu’une, par se confondre avec ce « Dante » que guide le païen Virgile vers la chrétienne Béatrice et la mécanique qui la subsume, Marie, La Trinité, les anges, les saints, etc. La dramaturgie est davantage théâtrale. On assiste à une succession de rencontres sans relation apparente entre elles qui déconstruisent la hiérarchie des trois règnes (Enfer, Purgatoire, Paradis). Le dialogue est l’invention la plus caractéristique. L’autre élément qui contribue à la fascination étrange que continue d’exercer La Divine Comédie est l’usage de la première personne du singulier. Dès l’incipit du poème, Dante dit « je ». L’auteur est le personnage de l’histoire qu’il raconte, un moteur qui sera très souvent le propre du roman moderne au XXe siècle.
Jorge Luis Borges dans sa conférence sur La Divine Comédie en 1977 établit une distinction qui compléterait la remarque de George Steiner. Chez les premiers lecteurs de Dante, explique-t-il, le commentaire demeurait théologique. Ensuite, plus tard, au XIXe siècle, le commentaire changea de nature : il devint historique. Enfin, on se mit de plus en plus au XXe siècle à ne privilégier que la dimension esthétique du commentaire à la manière de Benedetto Croce. L’enjeu aujourd’hui différerait. Il réside peut-être dans notre capacité non plus à distinguer mais à relier le théologique avec l’historique et l’historique avec l’esthétique – autrement dit, de croire à ce que Dante écrit. Au chant V de l’Enfer, un chant qui ne résume pas La Divine Comédie, Paolo et Francesca le savent. Pour Carlo Ossola (voir son récent Dante, PUF, « Que sais-je ? », 2021), si on sort de la lecture de la Comédie comme on y est entré, cela veut dire qu’on n’a pas lu le poème. Son cœur est le « bien en acte », plus que la compréhension dans l’intellect. La fiction en révélant la réalité de Dante (celle des républiques italiennes au XIVe siècle, de la corruption des papes, du machiavélisme des princes, de l’enfer toscan des usuriers, etc.), révèle notre réalité. Elle fait plus encore. Elle révèle un « impossible » tapi à l’ombre de la réalité ou dans la lumière éblouissante du Paradis.
Jean-Pierre Ferrini
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