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Le non-voyage à New York de Philippe Delerm

Article publié dans le n°1247 (10 oct. 2022) de Quinzaines

« Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? », affichait en titre un ouvrage de critique littéraire il y a quinze ans. Dans son dernier livre, Philippe Delerm déplace ce paradoxe vers la ville par excellence que représente pour lui New York. Autour de cette ville où il ne s’est jamais rendu, son écriture tisse tout un réseau imaginaire de sensations, émotions et références, où se retrempe l’énergie toujours renaissante d’un mythe moderne.
Philippe Delerm
New York sans New York
(Seuil)
« Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ? », affichait en titre un ouvrage de critique littéraire il y a quinze ans. Dans son dernier livre, Philippe Delerm déplace ce paradoxe vers la ville par excellence que représente pour lui New York. Autour de cette ville où il ne s’est jamais rendu, son écriture tisse tout un réseau imaginaire de sensations, émotions et références, où se retrempe l’énergie toujours renaissante d’un mythe moderne.

Philippe Delerm excelle, on le sait, dans la juxtaposition de chapitres courts qui forment un texte rhapsodique cousu de morceaux disparates. Le lecteur progresse à sauts et à gambades dans un livre qui refuse ostensiblement de manifester son mode d’organisation. Chaque évocation est donc une découverte, une nouveauté par rapport à ce qui précède. Bob Dylan, West Side Story, Paul Auster, Woody Allen, Dickens, Whitman, Andersen, entre autres, tracent une improbable et non chronologique ligne de références artistiques, entrecoupée d’évocations d’hôtels, de photographies, de musiques, de Wall Street, de cartes postales… Même si le début et la fin du livre sont des portiques d’entrée et de sortie, il oscille entre le guide culturel personnel et un bric-à-brac soumis au caprice du hasard, avec un refus ostensible de la construction.

L’écriture de Philippe Delerm refuse le « bourgeonnement » – adjectifs et autres caractérisations décoratives – que détestaient Henri Michaux comme Flaubert. Dénotative, précise, refusant le style périodique, elle en a assez fait de désigner sans dépeindre, toujours en retrait modeste de ce à quoi elle renvoie. « Le vrai monde est celui des images et des livres », affirme Philippe Delerm lorsqu’il évoque ses rêveries d’enfant devant les images, photos et cartes du monde qu’il découvrait alors dans une fascination aujourd’hui encore inentamée. La vision s’est élargie et enrichie de connaissances, mais l’écriture vise toujours à fixer, comme dans une représentation immobile, des vues de New York comme autant de cartes postales sur lesquelles rêver. Ainsi des fire escapes, ces escaliers métalliques servant d’issues de secours et qui doublent fréquemment l’architecture des bâtiments new-yorkais. Leur évocation s’apparente à un « dessin japonais silencieux par un matin de neige ».

Les développements sur la ville de New York sont presque toujours enclenchés par des indices ténus – souvenir, objet, film, référence culturelle ou historique – contenus d’abord dans un simple nom. À plusieurs reprises, c’est le phonétisme du mot qui libère toute une charge d’imaginaire, car « il y a des mots qui par leur euphonie, leur rythme, leur cadence, résonnent de façon particulière ». Delerm retrouve et prolonge ainsi le prestige proustien des toponymes, le pouvoir enclencheur d’une simple suite de phonèmes qui contiennent en germe tout un monde. « Madison Square Garden » : « Ce sont des noms qui rebondissent sur le ring, élastiques et lyriques. »Dans l’évocation de Manhattan, « c’est le “h” qui compte le plus », le h dit aspiré, en une « aspiration impuissante à contenir cette île, centre du centre de New York, centre du centre du monde ». Même si l’écrivain sait fuir le sérieux par un imperceptible humour, ce jeu littéraire n’est pas sans gravité ; il rend manifeste la réalité vécue d’un imaginaire et d’une sensibilité entés dans la langue. L’être d’une ville réside aussi dans les mots qui la disent, et la construisent mentalement. 

Chez Philippe Delerm, New York ne peut exister qu’à l’état de mythe, d’autant plus fascinant qu’il faut le tenir toujours à distance. Mythe d’une ville qui serait la ville. Mythe porté en soi, en tant que désir, comme un souvenir d’enfance obstinément maintenu, telles ces billes que l’avant-dernier chapitre évoque comme une clé de l’ensemble du livre : « Sentir toute sa vie des billes préservées dans sa poche, ajouter ici et là une agate ou une goutte d’eau. Les regarder de temps en temps dans la lumière. » L’écriture du livre participe de ce regard, enchanté, sur un désir d’enfant à jamais préservé des atteintes de l’expérience adulte du voyage. Projeté vers un « Nouveau Monde », le travail littéraire reste à cet état de fixation régressive, qui permet de « préserver le secret d’une ville essentielle qui ne supporterait pas d’être tant soit peu violée par la réalité ».

On a souvent présenté Philippe Delerm comme l’inventeur d’un nouveau genre littéraire dont il serait l’unique représentant : « l’instantané littéraire ». La Dernière Gorgée de bière fixait volontiers des « instants » prélevés dans le continuum temporel. New York sans New York permet cependant d’affiner le propos. Même si les chapitres s’engagent toujours dans le moment ténu d’une référence ou d’un nom, le caractère irréel et imaginaire de « New York » permet à l’écriture, fixée d’abord sur un instant, un objet, de se déployer très vite concentriquement, en écho à cette amorce, s’organisant en récit potentiel, faisant affleurer tous les sédiments que recouvrait la petite notation de départ. Le texte vire même parfois à l’évocation historique ou au commentaire esthétique. Et il se développe volontiers de façon métonymique, comme en un pas de côté. D’un dessin de Sempé représentant un couple de marcheurs, un chapitre glisse à la « passion moderne » qu’est la course, son empire progressif dans les grandes villes, puis se fixe sur le marathon de Central Park, la géographie qu’il dessine et sa sociologie, associées finalement à une traversée de « toute la vie » s’achevant « dans les feuilles d’automne ».

S’agissant de Dickens, le développement vire à l’histoire littéraire. On en apprend beaucoup sur l’auteur de David Copperfield, de son premier voyage aux États-Unis en 1842 à sa mort, alors qu’il est gravement malade. On sent une sympathie instinctive de Delerm pour cet écrivain « avec sa nature chaleureuse, empathique, qui le rend sensible aux débordements flatteurs tout en préservant son acuité critique ». On apprend que Dickens, « écrivain fabuleux, généreux, partageur d’humanité et tellement lucide », se consacra à des lectures publiques dès 1857, véritables prestations théâtrales qui furent acclamées en Angleterre avant le succès triomphal aux États-Unis. De Walt Whitman, l’auteur de Feuilles d’herbe qui eut une profonde influence sur le jeune Éluard, on découvre grâce à Delerm qu’il fut aussi, et d’abord, un grand poète de New York : « Les rues sans nombre avec leur foule / Les hauts végétaux de fer sveltes, forts et légers, / Qui jaillissent splendidement de son sol vers les cieux clairs. »

Tournant autour d’un objet toujours fuyant – New York, restée à l’état de virtualité mythologique –, le propos de Philippe Delerm reflue bien des fois sur lui-même, point d’ancrage implicite de ce périple imaginaire. Entre confidence décalée et autoportrait esquissé, le visage mental de l’écrivain se dessine dans le filigrane de ses évocations, à travers les motifs de la solitude dans le groupe, de l’infini et de l’infime, de la perte d’identité. Notations dispersées mais d’autant plus vives qu’elles ne s’accompagnent d’aucun pathos, et renvoient à une façon d’être au monde, discrète et sans ostentation, mais qu’on devine traversée par quelque grande douleur. C’est à propos de Woody Allen, dont il fait presque son double, que Philippe Delerm confie : « Si je fantasme New York au point de me refuser à m’y rendre, c’est beaucoup pour garder le New York que j’aime. Celui de Woody Allen. » Et, plus profondément : « […] je me sens juif dans mon envie, dans ma recherche. Il y a un plaisir profond à savoir qu’un désir restera une inquiétude, un ailleurs insatisfait. Inentamé. » Ne pas aller à New York, c’est préserver en soi cette part secrète d’insatisfaction vitale.

Daniel Bergez

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