Le voyage de Rome

Il existe une expérience commune, sans aucun doute, à tous ceux qui s’engagent à rendre compte d’ouvrages consacrés à leur domaine. Non sans lassitude, on ouvre le paquet d’envoi. Le titre séduit, le thème semble nouveau. On prend le temps de feuilleter le livre, on lit un chapitre. On demeure convaincu de la nécessité de lui consacrer un article et de le sauver du silence assourdissant qui accompagne la parution d’ouvrages savants loin du tumulte parisien. En attendant, le livre est rangé sur une étagère, réservée en principe aux attentes prioritaires. Le temps passe. Les soucis personnels parfois, les travaux personnels en cours plus rarement, conduisent à oublier l’urgence. L’enthousiasme faiblit et finit par céder la place aux bonnes excuses, sans empêcher la gêne et le remords. Rien de dramatique. On se promet de s’y mettre à la première occasion, toujours repoussée.
Gilles Montègre
La Rome des Français au temps des lumières
Il existe une expérience commune, sans aucun doute, à tous ceux qui s’engagent à rendre compte d’ouvrages consacrés à leur domaine. Non sans lassitude, on ouvre le paquet d’envoi. Le titre séduit, le thème semble nouveau. On prend le temps de feuilleter le livre, on lit un chapitre. On demeure convaincu de la nécessité de lui consacrer un article et de le sauver du silence assourdissant qui accompagne la parution d’ouvrages savants loin du tumulte parisien. En attendant, le livre est rangé sur une étagère, réservée en principe aux attentes prioritaires. Le temps passe. Les soucis personnels parfois, les travaux personnels en cours plus rarement, conduisent à oublier l’urgence. L’enthousiasme faiblit et finit par céder la place aux bonnes excuses, sans empêcher la gêne et le remords. Rien de dramatique. On se promet de s’y mettre à la première occasion, toujours repoussée.

L’occasion m’est enfin donnée de me consacrer à La Rome des Français au temps des Lumières. Avant même d’en commencer la lecture, je m’étonne qu’on ait attendu si longtemps pour mettre en chantier une telle étude. La bibliographie révèle l’intérêt de la recherche pour certains aspects de la vie culturelle romaine, la présence à Rome et en Italie de très nombreux voyageurs français, dont le témoignage prouve la fascination exercée par l’Italie des ruines et la nouveauté des interrogations sur son destin. On rappellera l’importance de Beccaria, les progrès de l’archéologie grâce à Winckelmann, les analyses de Montesquieu et de Gibbon. Il manquait une synthèse, et plus encore le recours aux sources manuscrites, d’une très grande richesse. Remercions d’entrée Gilles Montègre d’avoir saisi, j’ose dire à bras-le-corps, ce bel ensemble pour en faire un livre passionnant, riche et magnifiquement illustré.

Reconnaissons que, avant ce grand livre, on affirmait – et on affirmera sans doute après car les idées simplistes ont la vie dure – que le séjour à Rome était avant tout le fait des peintres. Velázquez n’y échappa pas et Fragonard accompagna en Italie l’abbé de Saint-Non. On reste, encore que l’Angleterre l’ait seule pratiqué, prisonnier du modèle du « Grand Tour », voyage continental de formation. À cette réserve près que le voyage anglais se modifie au cours du XVIIIe siècle pour faire une place importante aux nouveaux lieux de sociabilité et d’échange : les salons et les cafés, lieux de rencontre et de diffusion de la philosophie à la mode.

Encore qu’on en ressente l’obligation, il paraît difficile de résumer ce livre dense, touffu parfois, malgré une organisation rigoureuse en trois parties. On serait tenté de le réduire à quelques-uns de ses acquis en négligeant la nouveauté de la méthode, la constitution méthodique de l’objet à travers la multiplicité de ses approches. On retiendra le chapitre consacré à la loge maçonnique de « La Réunion des amis sincères à l’Orient de Rome » (IIe partie, chapitre 6). Il ajoute un complément indispensable aux lieux plus attendus d’échange et de savoir de la Rome vaticane.

Soyons bref pour repasser l’essentiel de l’architecture proposée par Gilles Montègre. La première partie présente et analyse la population française de la Rome du XVIIIe siècle, qui se compose de résidents et de voyageurs, des artistes pour l’essentiel, quelques commerçants et financiers, et des curieux et des amateurs de passage. L’ouvrage les situe dans la géographie de la ville, suit leur évolution depuis le midi du siècle et parfois avant, et leur destin bouleversé quand survient la Révolution. Il dessine leurs lieux de rencontre et de sociabilité. Les distinctions que l’auteur établit entre le voyageur, homme du regard, et le résident et ses pratiques sont éclairantes. Son propos (« étudier les modes d’intégration de la communauté française au sein du mode romain ») lui fait privilégier quelques lieux essentiels, salons et académies, quelques figures comme Bernis, ambassadeur fastueux de France, des commerces qui sont aussi des lieux de passage culturels, comme la librairie Bouchard et Gravier, ou les bureaux du financier Étienne Moutte. Ils sont les artisans actifs d’une diffusion importante du livre français, qui fait connaître en priorité l’état européen des sciences (le newtonisme, les travaux de Buffon et de Linné), plus encore que la littérature qui ne compte que pour 21 % contre 28 % pour les sciences. On retiendra l’importance dans ce secteur des œuvres de l’abbé Prévost, dont on lit l’Histoire générale des voyages et les adaptations de Richardson. On s’étonnera du peu d’importance des livres religieux (7 %) dans un couvent de cette cité cléricale. Nombre de livres (ceux de Montesquieu et de Voltaire) sont à l’index et exigent une autorisation de lecture. Côté exportation, il existe une demande forte des voyageurs pour les Carceri de Piranèse et les vues de Rome. Le goût de l’antique est dominant chez les amateurs. « En leur qualité de négociants de la ville éternelle, Bouchard et Gravier contribuent donc bien à la diffusion du goût et de l’art italien dans la France du XVIIIe siècle ». On peut retenir avec Gilles Montègre « la variété et la diversité des acteurs de l’échange culturel ». Parmi eux des artistes, des voyageurs, des diplomates, des religieux, des aristocrates antiquaires, des négociants, et cette variété diversifie les formes mêmes de l’échange culturel. La Révolution la bouleversera en créant de nouveaux clivages.

La deuxième partie s’intitule « Savoirs et pouvoirs » : les échanges ne sont pas seulement culturels, ils engendrent des savoirs qui, profitant du vide dû à l’expulsion des jésuites, crée auprès des ordres religieux romains une incitation. Ce, malgré les limites qu’impose l’encyclique de Pie VI Inscrutabile divinae sapientiae (1775), radicalisation idéologique et disciplinaire de la papauté, qui, dans une ville de nature même cosmopolite et riche d’une tradition culturelle forte, sera de peu de conséquence. Pour cette partie traitant des relations entre savoirs et pouvoirs, Gilles Montègre propose l’analyse du cas que constitue l’ambassade de France, gérée de main de maître par le cardinal de Bernis, qui en fait un outil de domination du champ politique. Bernis va mettre sous son contrôle les établissements religieux français et en faire un « instrument au service de la politique royale ». La cour d’ambassade de Bernis attire tous les voyageurs de passage à Rome : il utilise, en recourant souvent à ses propres deniers, la qualité de ses invitations, de sa table (son cuisinier Cournault est connu de tout Rome), de son ameublement, des fêtes qu’il donne pour l’anniversaire du roi de France, le Carnaval romain. Le passage obligé des voyageurs par l’ambassade permet une circulation de l’information. Les uns informent de l’étranger ; les autres découvrent un aspect de l’Italie et l’importance de la présence française. Ainsi, Bernis instrumentalise ce phénomène culturel du Grand Tour.

On apprend que certains couvents romains sont des foyers de science et d’érudition. Deux figures se détachent : le minime François Jacquier (actif à Rome de 1758 à 1788) et le dominicain Gabriel Fabricy (actif de 1750 à 1788), qui semblent avoir subi l’influence des bénédictins mauristes. Ils ont enrichi considérablement les bibliothèques de leurs couvents, et tout particulièrement en botanique et en mathématiques. Ils ont suscité des dons, procédé à des échanges, qui ont permis l’entrée en grand nombre de livres français. Ils ont diffusé la physique nouvelle de Newton et développé les échanges entre Rome et l’Europe savante. Ils ont œuvré à un compromis entre catholicisme et Lumières. Jacquier s’est posé comme « défenseur d’une foi ouverte aux nouvelles vérités scientifiques ». La liste établie par Gilles Montègre signale quarante-sept lieux de la science dans la Rome du XVIIIe siècle. Par leurs bibliothèques ouvertes aux échanges, leurs correspondants européens, ils renouvellent en l’actualisant la réalité menacée d’oubli de la république des lettres des humanistes.

C’est là l’essentiel de la troisième partie, qui élargit l’analyse aux figures d’un passé renaissant (la république des lettres) à la culture contemporaine des Lumières et à sa pénétration dans la Rome des deux décennies qui précèdent la Révolution. La diffusion européenne de la culture française au XVIIIe siècle repose traditionnellement sur un postulat : les Lumières constituent l’essentiel de ce transfert, ce que contredisent parfois les catalogues des bibliothèques allemandes, italiennes, anglaises ou espagnoles, et les Lumières en question se résument à la critique des dogmes chrétiens, à la mise en cause de la morale et secondairement à une critique politique et sociale. Sans s’interroger sur l’usage fait de la totalité des livres importés, on leur prête une adhésion sans réserve à une doxa au demeurant incertaine des Lumières. Bien des cas montrent qu’il n’en est rien. Un Espagnol, le Conde de Peñaflorida consulte l’Encyclopédie pour résoudre des difficultés techniques et se désintéresse de ses articles militants. Évitant les pièges tendus, Gilles Montègre définit les Lumières comme une philosophie du bonheur humain, la pratique des sciences servant au bien commun. Sans la juger fausse, certains trouveront cette définition trop générale. Elle permet dans le cas romain de rendre compte d’une mutation essentielle : « la quête de l’utile tend ainsi à prendre le pas sur les préoccupations esthétiques ». On vient enquêter (Bonnard et Rondelet) sur les techniques de construction de l’ancienne Rome, sur les aqueducs romains et l’hygiène urbaine. Enfin, on étudie le pied romain (La Condamine) pour tenter de trouver une mesure universelle qui faciliterait les échanges scientifiques.

Voilà, je l’espère, un livre qui fera date, non seulement par la richesse et l’ampleur de son information, mais aussi par la méthode qu’il met en œuvre. Je ne peux pourtant éviter de me demander si cette réussite ne tient pas aussi à la nature même de la Rome pontificale du XVIIIe siècle. Ce qui, à mes yeux, ne peut conduire à retirer à l’ouvrage de Gilles Montègre un seul de ses immenses mérites.

Jean M. Goulemot