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Les amis de Matisse

En Suisse, à Martigny, Cécile Debray organise avec clarté quatre-vingt-onze œuvres très bien choisies. Cette exposition est proposée par le Centre Pompidou avec la participation de collections suisses (publiques et privées).
  • EXPOSITION
  • MATISSE EN SON TEMPS
  • FONDATIONS PIERRE GIANADDA
  • 59, RUE DU FORUM, MARTIGNY, SUISSE
  • 20-22 NOVEMBRE 2015

 

En Suisse, à Martigny, Cécile Debray organise avec clarté quatre-vingt-onze œuvres très bien choisies. Cette exposition est proposée par le Centre Pompidou avec la participation de collections suisses (publiques et privées).

Henri Matisse (1869-1954) est présenté dans l’exposition comme le pivot de l’art du XXe siècle, comme un centre stable et inventif des créations de son temps. Sage, méditatif, lucide, généreux, ingénieux, Matisse ne se répète jamais. Il modifie progressivement les jeux des formes et des couleurs sans malaise, sans trouble, sans rupture éclatante, sans fracture, sans dissentiment. En 1908, il s’assigne comme but « un art d’équilibre et de pureté » avec toujours une grande liberté, une quête de la nouveauté, de la fraîcheur. Mais Matisse n’a jamais redouté les « influences » des autres artistes. En décembre 1907, dans une revue, Apollinaire interroge Matisse, qui note : « J’ai travaillé pour enrichir mon cerveau en satisfaisant les différentes curiosités de mon esprit, en m’efforçant de connaître les différentes pensées des peintres anciens et modernes de la plastique. »

En 1935, Matisse a voulu lier le modernisme et la tradition : « Nous n’étions pas en désaccord avec nos maîtres et nous avancions nos opinions lentement et prudemment. […] Je passais mon temps à faire des copies au Louvre, me soumettant à l’influence de maîtres aussi indubitables que Raphaël, Poussin, Chardin et les Flamands ». Au moment où il peint la chapelle de Vence (1951), Matisse précise au père Couturier : « C’est un manque de sincérité de se dérober aux influences qui s’exercent naturellement sur vous… Il faut les accepter, mais pour réagir, pour en triompher. Ma seule force, ç’a été ma sincérité. »

Ainsi, en ce XXe siècle, les amitiés et la sincérité se révèlent. Dans cette exposition, apparaissent les amis divergents (parfois opposés) de Matisse : Albert Marquet, Henri Manguin, Charles Camoin, André Derain, Vlaminck, Rouault, Braque, Van Dongen, Juan Gris, Severini, Henri Laurens, Maillol, Picasso, Renoir, Bonnard. Dans l’excellent catalogue, lettres, dialogues et témoignages mettent en évidence des recherches hétérogènes de la création artistique, des œuvres tantôt proches, tantôt lointaines. Se découvre un « esprit du temps » qui serait en quelque sorte bigarré, disparate et joyeux. En 1952, Matisse considère le fauvisme et le cubisme comme des mouvements non hostiles ; il regarde avec intérêt des tableaux de Georges Braque : « Le cubisme descend de Cézanne qui disait que tout est cylindre ou cube. C’était une époque où nous ne nous sentions pas emprisonnés dans des uniformes, et ce que l’on pouvait découvrir d’audace et de nouveauté dans le tableau d’un ami appartenait à tous. »

Matisse se révèle être un soutien moral et matériel pour le peintre madrilène Juan Gris l’été 1914 à Collioure. Ils deviennent amis, échangent des réflexions esthétiques. Ou bien, la même année, le peintre futuriste Gino Severini et Matisse s’apprécient immédiatement ; pendant la Première Guerre mondiale, ils forment (avec d’autres peintres non mobilisés) un petit groupe dans la maison de Matisse à Issy et se livrent à des discussions théoriques. Severini insiste sur « l’intelligence aiguë » de son ami dans ses activités picturales ; il écrit : « Le raisonnement de Matisse et son exemple m’ont toujours guidé et soutenu. »

Matisse le réflexif et Picasso l’impulsif constituent un duo étrange et fascinant. Un frère de Gertrude Stein oppose le pôle Nord (Matisse) et le pôle Sud. Gertrude Stein remarque : « Les deux peintres allaient s’enthousiasmer l’un pour l’autre sans toutefois s’aimer beaucoup. » Cette émulation sous-tendrait leur relation agitée. En 1910-1912, à propos du cubisme, les « matissistes » et les « picassoïstes » combattent ; lors de la Grande Guerre, tous deux se rapprochent ; c’est une distance méfiante dans les années vingt ; après la Seconde Guerre mondiale, ils sont deux maîtres de l’art moderne qui incarnent la reconstruction morale et créatrice de la France. Ils se rendent régulièrement visite et s’échangent des tableaux. Dans un entretien, Matisse explique : « Peu avant la guerre, en 1912 ou 1913, nos oppositions étaient amicales. Parfois nos points de vue étrangement se rejoignaient. Picasso et moi étions en confiance. […] Finalement, il y a eu interpénétration réciproque de nos voies différentes ». Le photographe Brassaï raconte : « Matisse, toujours si avide de nouvelles, frémit d’impatience de me demander les derniers faits et gestes de Picasso. […] Depuis quarante ans, il est son camarade et son rival, sa bête noire et son frère d’armes ».

En 1945, à Londres, une exposition commune « Picasso-Matisse ». Ce dernier est un peu inquiet : « C’est comme si j’allais cohabiter avec un épileptique. Que vais-je avoir l’air sage (ou un peu cucul pour certains) à côté de ses pyrotechnies ! » Quand Picasso, en 1954, peint des femmes provocantes et des intérieurs mauresques, il remarque en riant : « Matisse mourant m’a légué ses odalisques, et voilà mon idée de l’Orient, bien que je n’y sois jamais allé. »

Pendant la Première Guerre mondiale, Matisse et le sculpteur cubiste Henri Laurens noueront une amitié solide et respectueuse. Ou bien, à plusieurs reprises, Fernand Léger et Matisse se rencontrent. Léger admire les papiers colorés et découpés : « c’est le triomphal chant du cygne d’un bonhomme qui a simplifié, clarifié, revivifié tout ce que la peinture avait laissé en suspens après le fauvisme ».

Le 31 décembre 1917, Matisse rencontre Renoir. « Mes maîtres furent Cézanne et Renoir. […] Aucune époque n’offre d’histoire plus noble, plus héroïque, d’accomplissement plus magnifique que celui de Renoir : agonisant, cependant déterminé à fixer toute la grâce du désir et toute la beauté de la nature, toute la joie du vivant en une scène où la mort n’aurait pas sa place ».

Cette exposition de Martigny est un éloge de l’amitié et de la création artistique. Dans la préface du catalogue, Léonard Gianadda (qui a inauguré cette fondation en 1978) note : « Matisse sur nos cimaises, enfin. Quel cadeau en cet été de mes quatre-vingts ans ! »

Gilbert Lascault

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