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Les fantasmes de la Patagonie

Les cartes géographiques, les aquarelles éblouissantes, les estampes, les photographies, les récits des navigateurs et des savants donnent à voir un pays (réel et imaginaire) du bout du monde.

EXPOSITION
PATAGONIE
images du bout du monde
Musée du quai Branly
6 mars – 13 mai 2012


Catalogue-livre, 160 p., 100 ill., 35 €

Les cartes géographiques, les aquarelles éblouissantes, les estampes, les photographies, les récits des navigateurs et des savants donnent à voir un pays (réel et imaginaire) du bout du monde.

En 1994, l’écrivain chilien Francisco Coloane découvre des paysages de désolation et d’envoûtement : « Tout, ici, semble mort ; on dirait la naissance ou la limite d’une planète inconnue ; mais le plus extraordinaire est cette langue de terre, de sable et de pierres, qui s’avance loin de la mer. D’ailleurs, où est-il vraiment, ce pays ? Depuis le XVIe siècle, la Patagonie (qui désigne maintenant une région de l’Argentine) est un territoire de l’extrême du Sud, où se mêlent les rêves, les terreurs, les légendes, les mythes populaires, la manifestation des Autres, les images des utopies. »

Le 31 mars 1520, la flotte de Magellan est au mouillage dans une baie à l’abri des vents violents, les fameux quarantièmes rugissants, non loin des cinquantièmes hurlants. Brusquement, les marins perçoivent un géant sur le rivage de la mer, tout nu, qui chante, saute et danse. En chantant, il se met du sable sur la tête. Magellan envoie alors un marin qui saute et chante comme l’autre pour suggérer une forme d’amitié. Le géant gentil est plus grand que les marins, démesuré, insolite, gênant. Son visage, large en proportion, est peint de rouge, avec du jaune autour des yeux et deux cœurs au milieu des joues.

Selon les récits européens, ces Géants sont pauvres, démunis, bienveillants. Ils auraient des chaussons énormes en peaux de « loups marins ». On les nomme des Patagons, des pattus, des patauds. Magellan offre au géant un miroir d’acier ; le géant se regarde et se fait peur à lui-même, en une scène comique… Sur des planisphères fantastiques, le Patagon enfonce une flèche dans son gosier ; il vomit la bile et le sang pour se soigner ; apparaissent un oiseau gigantesque, des dragons, des bêtes fabuleuses, parfois une sirène…

De 1698 à 1708, sur un bateau français, le sieur Duplessis, jeune ingénieur, rédige un journal vivant et multiplie des aquarelles précises : des oiseaux, des poissons volants que le thon dévore, les « Sauvages du détroit de Magellan », leurs cases circulaires. Ces pauvres gens sont « doux, serviables et très humains ». Selon Duplessis, les belles Patagones, sensuelles, nues, « plongent au fond des rivages de la mer, en toutes saisons, pour avoir de grandes moules et autres coquillages qui leur servent en partie de subsistance, ce qu’elles réitèrent tous les jours ». Les Patagons se couvrent de peaux de loutres, de bœufs, de cerfs, de vigognes. Duplessis note qu’ils ne sont ni nains, ni géants, qu’ils ne font pas de mal : « Je crois qu’ils seraient hommes comme les autres. »

Dans la Patagonie et dans la Terre de Feu, des récits détaillent les corps peints de ces peuples : « Quand un être cher mourait, on se peignait le visage en rouge foncé en signe de deuil. Les couleurs et les formes étaient variables. Elles étaient associées à la guerre et aux rituels de purification, aux mariages et aux réunions sociales, à la joie et à la tristesse. »

En 1992, un membre d’une société se souvient : « j’ai vu que chez les anciens, quand un prochain mourait, ils se peignaient le visage en noir avec du charbon de bois ; ils le broyaient bien menu et ajoutaient de l’huile de phoque, ça faisait une sorte de crème. Ils peignaient les rames des canots en rouge et blanc. » Un autre témoignage précise : « Jamais un Patagon ne marche sans avoir plusieurs petits sacs de peau contenant les couleurs qui lui servent à se parer. » Charles Darwin compara les Fuégiens à des diables de l’opéra Der Freischütz (1821) de Carl Maria von Weber. Bien des Européens sont choqués par l’association de la nudité et du corps peint : « L’idée de la parure serait plus ancienne chez l’homme que celle de la vergogne et de la pudeur. »

Autres fantasmes… Autres fictions… Restif de la Bretonne (1734-1806) conçoit une utopie tendre. Son roman s’intitule La Découverte australe par un homme volant (1781). Des gravures raffinées représentent des êtres hybrides. Une femme-truie allaite six enfants attachés à six mamelles. Un homme-tigre et une femme-panthère se partagent un chevreau déchiré. Une femme-serpent est en colère. Amoureux, un homme-cheval poursuit une fille-jument qui sourit. Un homme-bouc regarde le cadavre d’une fouine-de-mer morte. Aux antipodes de la France, la ville des Mégapatagons se nomme Sirap (à l’inverse de Paris). Chez les Mégapatagons, les souliers se portent sur les cheveux des hommes et les bonnets de dentelle ornent les petits pieds des femmes…

Dans l’exposition intelligente du Musée du quai Branly, se présentent les photographies de Martin Gusinde (1886-1969) au cours de ses voyages en Terre de Feu (1919-1924). Martin Gusinde est simultanément missionnaire, ethnologue, photographe. Il prend environ 900 photographies dont 90 % sont consacrées à la représentation des corps peints et des rites. Il a établi des amitiés avec les groupes fuégiens. Il s’est imposé comme photographe auprès des communautés ; elles le surnomment « voleur des ombres ». Il veut sauver les derniers vestiges de la culture de la Terre de Feu. Il a été initié à ces rites et à ces mythes. Il a pris des notes et a questionné les Fuégiens… À la fin de l’exposition, quatre photographes évoquent une Patagonie récentes (2003-2011) ; ils suggèrent les frontières brouillées entre la terre et la mer, les ruines naturelles, les espaces de l’absence.

Gilbert Lascault

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