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Les fins provisoires

Article publié dans le n°1048 (01 nov. 2011) de Quinzaines

L’exergue, extraite du Livre de Ruth, place d’emblée le roman sous le signe du mythe biblique : « Là où il ira j’irai. Où il vivra je demeurerai. Où il mourra je serai enterrée. »
Pascal Quignard
Les solidarités mystérieuses
L’exergue, extraite du Livre de Ruth, place d’emblée le roman sous le signe du mythe biblique : « Là où il ira j’irai. Où il vivra je demeurerai. Où il mourra je serai enterrée. »

Pourtant, Pascal Quignard ne nous redonne pas ici un de ces textes épurés dont il a le secret dans ses Petits Traités. Non, nous avons affaire à un roman, pas classique pour autant, avec péripéties, personnages et mystère, dont on attend, dont on espère, palpitant d’impatience, la solution.

C’est dire que le roman est double, qu’il a deux faces, comme Janus. D’un côté, la face de l’auteur mystérieux et intense qu’on a aimé dès le commencement, de l’autre, celle du conteur rompu à l’écriture narrative, capable de rivaliser et pourquoi pas de surpasser les as de la « fiction » que nous propose la rentrée littéraire.

C’est l’histoire d’un amour dont Quignard nous suggère qu’il est très peu charnel, mais solaire, maritime et terrien. Qualifions-le de « grand amour brûlé ». L’incandescence au cœur du couple se propage aux lecteurs, gagnés par son excès et sa ferveur, qui dépassent, qui transmuent et qui tuent.

Le lien indissoluble qui unit Claire à son ami d’enfance, Simon, n’est nullement clos sur lui-même. Bien au contraire, on le découvre ouvert, non pas vraiment aux autres, plutôt au monde de la nature et à ses composantes. La mer, d’abord, que Claire contemple du haut des marches du village, où Vincent part pêcher quand ses occupations de maire, sa pharmacie, sa femme et son enfant lui en laissent le loisir – la mer et son rivage où les deux se retrouvent, peu de fois, peu de temps ; le feu, qui ravage la ferme dont a hérité Claire ; le ciel, où tournent les oiseaux auxquels on la compare, goélands et mouettes, cormorans et hérons ; enfin la terre craquante de merveilles, quelle que soit la saison – Livre Muet des alchimistes. Et mêlé à cela, le baignant, l’enchâssant, des éléments d’un quotidien presque trivial, celui qui est le nôtre, et qui pourtant n’altère en rien l’élévation, le « hors normes » du lien entre Claire et Simon, mais aussi, dans une mesure moindre, entre Claire et les autres : la vieille madame Ladon, le frère, Paul, la fille, Juliette…

L’intensité de ces rapports nous est fournie dès l’ouverture, elle nous saute au visage, dans une scène étrange et belle, une rencontre de Claire avec un aubergiste qui lui répond à peine, et qui paraît ne pas vouloir lui servir à manger dans le jardin du restaurant, non parce qu’il est désa­gréable : parce qu’il craint de déranger une hulotte !

Une entrée fracassante mais d’un fracas très doux, ou plutôt très discret. La suite sera à l’avenant. Il y aura du drame, et non du mélodrame, du drame vu d’en haut, avec une sorte de sérénité, par un dieu qui admet le destin, l’ordre des choses, par conséquent la mort, et semble résorber ceux qu’elle terrasse dans l’élément qui est le leur : la terre pour Claire et la mer pour Simon. Au point que Claire se désagrège quelque part, on ne sait où ni quand, exactement, et qu’elle n’existe plus alors que dans les mots des autres, qui nous racontent « la dernière fois ».

Outre la vieille dame, le frère, la fille, déjà cités, il y a les amis de l’enfance, le voisin, la postière et les gens du village, aux prénoms ou aux noms sans éclat. Tous avec leur maison, leurs objets, leur regard. Rien n’échappe à personne, tous sont vus par les autres et surtout les amants. D’où le drame. 

Le lieu existe fortement, de par la description qui en est faite : un petit port proche de Dinard ; puis la falaise, la côte, ses anfractuosités ; puis la terre intérieure, les champs, les bois et les chemins, les pierres couchées – n’oublions pas les pierres couchées. De même les objets : ceux du voisin, cultivateur, de Simon, le pêcheur, du frère solidaire qui retape la ferme ; et ceux de la modernité envahissante et dérisoire : portables, ordinateurs et DVD.

Les personnages secondaires et leurs objets ne font que graviter autour de Claire et de Simon, que graviter autour du centre, du noyau dur que leur amour a secrété. Rien d’autre que cela n’a d’importance véritable, mais simplement est nécessaire pour que l’événement crucial ne soit pas trop prégnant, qu’il n’étouffe pas tout. Il est si fort, si magnifiquement restitué qu’il nous requiert et qu’il pourrait nous avaler.

Le lien du frère et de la sœur mérite aussi d’être évoqué, il est celui du titre. Claire et Paul s’aiment autant sinon mieux que de vrais amoureux, se connaissant, évidemment, depuis qu’ils sont venus au monde ; ont été les témoins des premières blessures, celles qu’on ignore et « vis-à-vis desquelles on n’a rien pour se défendre ». Amour qui annonce l’autre (celui de Claire et de Simon), qui en est le reflet. L’autre est trop fort, on s’en approche à peine, l’auteur l’entoure de précautions et de secrets, on ne sait pas exactement ce qui le constitue. D’enfance, oui, puisque Claire et Simon se sont connus très jeunes, ont été élevés comme un frère et une sœur. D’une solidarité indissoluble, à l’image du premier, bizarrement aussi de son contraire, de son renoncement. 

C’est parce que Claire doit s’écarter de son amant, ne plus le voir que de très loin, qu’elle s’agrandit de tout ce qui l’entoure : « Le chemin qu’elle suivait était bien plus celui d’un autre monde que celui de son amour… les signes si beaux de son attachement, au-delà de leur beauté, traçaient dans l’espace une espèce de route ». Et vers quoi se dirige-t-elle ? Un jour « elle entendit un chant… elle avançait dans le soir qui venait, vers l’ouest, dans la direction du chant, vers la lumière dorée et si belle ».

Claire avance, elle marche beaucoup, elle marche dix heures par jour et plus. Et elle est immobile. Marchant, elle est un élément du paysage, elle est la baie où s’est tué Simon, elle est la nuit, elle est la pierre, la pie qui cherche à embellir son chant de ce qu’elle trouve n’importe où. Au point qu’elle devient « comme le commencement dans l’origine » et qu’elle éprouve « l’étrange paix effervescente et radicale du surgissement de tout quand le tout devient irrattrapable ».

Ce livre tragique est un livre heureux. Rien n’y est triste, il est porté par une formidable lame de fond. Et nous le sommes avec.

Peut-être pourrait-on suggérer que les fins, que les morts, dans ce livre, ne sont que provisoires, qu’elles participent d’un remuement et d’un brassage qui les dépassent, qui les effacent, qui les intègrent. Claire devient le lieu où Simon s’est perdu. Et le Verbe permet à l’écrivain qui le manie, qui sait le manier, en démiurge, de donner vie par la nomination à ce qui resterait sans lui muet.

Marie Etienne