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Article publié dans le n°1048 (01 nov. 2011) de Quinzaines

Coup de foudre : c’était le titre du premier roman d’Éric Laurrent paru en 1995. Les Découvertes, qui paraît cet automne, donne quelques clés de l’univers du romancier. Le « trop grand amour des femmes » y occupe une place certaine.
Eric Laurrent
Les découvertes
(Minuit)
Coup de foudre : c’était le titre du premier roman d’Éric Laurrent paru en 1995. Les Découvertes, qui paraît cet automne, donne quelques clés de l’univers du romancier. Le « trop grand amour des femmes » y occupe une place certaine.

Trop grand amour parce qu’à un moment du récit, le narrateur doit répondre à la question plus qu’embarrassée de son père quant à ses goûts ou inclinations sexuelles. Dans le milieu populaire et catholique qui est le sien, en ces années quatre-vingt, on attend d’un fils qu’il se marie et fonde une postérité. On est à Clermont-Ferrand, lieu dont Éric Laurrent parlait déjà dans À la fin, court et beau récit autour de la mort de sa grand-mère. La mère du narrateur empile dans le grenier des collections de La vie catholique et ce rangement sera bien utile au jeune garçon pour y cacher quelques magazines plus licencieux sur papier glacé. Oui, il aime beaucoup les femmes, et d’abord leurs formes. 

Qu’on ne s’y trompe pas. Le récit d’éducation que rapporte le narrateur, très proche sans doute de l’auteur même si la mention « roman » figure en couverture, n’est pas simple­ment l’évocation de quelques aventures érotiques ou sentimentales. Les découvertes dont il est question ont d’autres buts que la banale construction d’une sexualité ou la naissance de sentiments. Quelques découvertes, donc, jalonnent ce parcours. 

D’abord celle de la lecture qui ne va pas de soi, et vaut au narrateur d’être moqué par ses camarades, traité de « Majesté Carnaval » ou de « Chinetoque » pour d’obscures raisons. L’insulte prolonge ce qu’a connu le père, un « rital » devenu français en s’engageant pour une guerre qu’il n’a jamais pu mener, en 1940. De la passion pour la lecture naît celle des mots, cette « lexicomanie » qui le caractérise, et l’amène à consigner dans des carnets tous les mots qu’il apprend, qu’il aime et qu’il réutilise dans ses romans à la précision étonnante. Mais à feuilleter les dictionnaires comme il le fait, on tombe aussi sur les illustrations, et certaines toiles reproduites dans le Petit Larousse font leur effet. Le corps dénudé d’Hersilie, épouse de Romulus, dans L’Enlèvement des Sabines de David suscite le premier émoi du narrateur. Dans le contexte familial qui est le sien, et à son âge, il ne peut rapprocher cette héroïne antique que de Sylvie Vartan, dont les robes fendues laissent apparaître des appas qui le marqueront. Ce d’autant plus qu’à quelque temps de là, il voit l’affiche d’un film resté célèbre pour la posture qu’y adopte l’héroïne. Emmanuelle, c’est ce film, est une nouvelle étape dans le trajet du narrateur. D’autres jalons marqueront ce voyage vers l’âge adulte et nous laisserons le lecteur les découvrir. Notamment une « boum » avec « Zabou », pur moment de comédie, vu l’état dans lequel se trouve le jeune danseur, et en même temps réflexion sur les ratages et autres fiascos. Reste que l’essentiel, nous l’avons dit, n’est pas dans les aventures mais dans ce qu’elles apprennent au jeune homme, et dans la façon dont elles forgent sa vocation d’écrivain.

Cette envie d’écrire naît très tôt, vers l’âge de quinze ans. La lecture des nouvelles d’Anaïs Nin, qu’il a réussi à emprunter à la bibliothèque municipale malgré l’air dégoûté et vaguement effarouché de l’employé qui les lui tend, est à l’origine du premier projet. Et aussi, la présence d’une femme, mère de l’un de ses camarades de classe. C’est donc une nouvelle érotique, l’initiation d’un jeune garçon par une femme mûre, qui marquera son entrée en écriture. La lecture de Nana aura joué son rôle dans la rédaction des descriptions… Mais un événement imprévu bouleverse l’existence d’Éric (l’auteur laisse deviner les quatre lettres qui forment son prénom). Le monde prend tout à coup des contours neufs, les perceptions s’aiguisent et loin d’être la seule et première expérience de sa sexualité, ce moment est une épiphanie, une scène proustienne comme celle des pavés dans l’hôtel de Guermantes. De Proust, Éric Laurrent a la sensualité, le goût de la syntaxe riche, presque savante, des métaphores toujours éclairantes. Les longues phrases, les parenthèses, et ici les trois notes que l’on trouve en fin de roman sont autant de façon d’ouvrir vers autre chose. Ce qui est vrai de cet épisode l’est de la plupart et l’on sent combien tout fait écho. Il n’est qu’à s’intéresser aux descriptions de corps féminins, assez nombreuses, toujours délicates, semblables à des évocations de toiles. On pense à Rubens, à Fragonard ou Boucher, à Courbet bien sûr pour cette Origine du monde qui est aussi au cœur de l’œuvre d’Éric Laurrent. Chaque découverte est ainsi mise en rapport avec une œuvre picturale. On ne s’étonne guère d’y retrouver Botticelli ou Cranach l’Ancien mais les références à la peinture médiévale ou à l’art d’inspiration chrétienne montrent le lien étroit qui existe chez le jeune homme entre la religion si prégnante dans son éducation et l’expérience sensuelle. Et puis – la référence au Bernin est là pour le prouver – mystique et érotique sont intimement liés.

Le sexe féminin, le nom de ses parties, les désignations les plus variées qu’elles prennent, tout cela est dans le roman comme une langue qu’on apprend, dans laquelle la forme du mot nymphe avec son « y » si bien placé importe autant que sa signification. Le sexe de Jolanta von Zmuda, playmate dont il découvre le corps sur le mur d’un atelier, est affaire sonore autant que visuelle : « au bas de son ventre […] frisottait une toison follette et sombre, dans la partie inférieure de laquelle saillaient et s’étiraient les flexueuses et roses froissures des grandes lèvres ». Le parcours d’Éric est voyage dans les beautés : celle du corps féminin et de sa part la plus secrète, celle de la peinture, celle des lettres, si difficile à conquérir quand il était jeune enfant, et celle des mots qui deviendra sa vraie passion. 

Mais on réduirait l’univers d’Éric Laurrent à n’y voir qu’une pure aventure esthétique. Dès le début du roman, l’ancrage dans le Massif central, dans « Courbourg », village en périphérie de Clermont-Ferrand est un indice. De même, à la fin du roman, l’évocation des années quatre-vingt, des manifestations étudiantes contre les projets Devaquet sur l’université permettent de situer le narrateur. Son engagement dans la lutte n’est qu’en partie politique (le charme de Léa y est pour beaucoup et la jeune fille sera la dernière étape de son éducation sentimentale et sexuelle) mais il dit bien d’où il vient. Éric Laurrent qui aime l’excès, du moins en matière rhétorique, évoque l’atmosphère qui règne chez ses parents, des petits-bourgeois inquiets qui doivent économiser sur tout. La description du repas familial est un moment de grande drôlerie, tant les économies qu’on fait semblent systématiques, obsessionnelles. Là aussi, une note concernant le jeune écrivain essayant de vivre de sa plume fera écho aux difficultés familiales. La fin de l’histoire sera plus plaisante et marquera les vrais débuts professionnels du jeune écrivain… Nous n’en dirons pas plus.

Ce roman d’Éric Laurrent, comme les précédents, surprend et se savoure. L’auteur est un gourmand, un sensuel à la fois grave et léger. Il joue sur les codes les plus communs : quelques mots mis en italique comme autant d’indices d’un temps révolu, une affiche de film, une double page du magazine Penthouse, une séance de strip-tease lors d’une foire provinciale. Ce pour montrer comment on accède à des vérités éternelles, à des perceptions plus rares. Comment, en gros, on s’extrait de ce qui nous détermine. Et le romancier le fait toujours en mettant le lecteur avec soi, par le rire.

Norbert Czarny

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