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Les Girls de Manson

En cet automne 2016 paraissent, un peu moins d’un demi-siècle après les faits, deux romans gravitant autour de ce que les médias ont appelé l’affaire Manson. Simon Liberati dans California Girls (Grasset) et Emma Cline dans The Girls s’emparent avec brio de cette odyssée sanglante qu’on présente souvent comme l’un des événements clé qui signèrent la fin du Flower Power, la mort du mouvement hippie. Ayant déjà analysé ailleurs l’envoûtant road movie de Simon Liberati1, nous évoquerons le premier roman éblouissant d’Emma Cline, jeune auteure américaine de vingt-sept ans qui, au fil d’une écriture flamboyante, descend à mains nues dans les labyrinthes de l’esprit, les sortilèges de la dévastation intérieure.
En cet automne 2016 paraissent, un peu moins d’un demi-siècle après les faits, deux romans gravitant autour de ce que les médias ont appelé l’affaire Manson. Simon Liberati dans California Girls (Grasset) et Emma Cline dans The Girls s’emparent avec brio de cette odyssée sanglante qu’on présente souvent comme l’un des événements clé qui signèrent la fin du Flower Power, la mort du mouvement hippie. Ayant déjà analysé ailleurs l’envoûtant road movie de Simon Liberati1, nous évoquerons le premier roman éblouissant d’Emma Cline, jeune auteure américaine de vingt-sept ans qui, au fil d’une écriture flamboyante, descend à mains nues dans les labyrinthes de l’esprit, les sortilèges de la dévastation intérieure.

Là où, afin d’explorer les harmoniques du mal, le chaos des pulsions, Liberati ausculte avec minutie le séisme dont l’Amérique ne se remit jamais – les meurtres perpétrés par des officiants de la Famille Manson, ceux de Sharon Tate, compagne de Polanski, enceinte de huit mois et demi, et de quatre de ses amis durant la nuit du 8 au 9 août 1969, ceux de Leno et Rosemary LaBianca la nuit suivante, l’assassinat de Gary Hinman le 27 juillet –, Emma Cline choisit de jouer librement avec les faits, de transposer les noms (mais on reconnaît sans peine Charles Manson derrière Russell, ses adeptes défoncés sous les noms de Suzanne, Helen, Donna), pour livrer une approche intimiste des mécanismes, des ingrédients sociaux et psychiques qui concourent au basculement dans la spirale de la folie.

Livrant un récit sur le fil du rasoir, Cline a opté pour des allers-retours entre le présent d’Evie Boyd et son passage des décennies plus tôt dans la secte de Manson, leader illuminé, gourou halluciné, musicien qui partageait nombre d’idéaux du Flower Power, le communautarisme, le retour à la nature, la liberté sexuelle, le rejet du système, du consumérisme, le culte de la défonce. Adolescente en proie à un malaise diffus, à un vide central, aspirant à une autre vie que celle qu’offre une Amérique militariste, conformiste, fascinée par la rencontre de Suzanne, une fille flottant dans une aura surnaturelle, appartenant au clan Manson, Evie Boyd lâche les amarres, rompt avec sa non-vie pour s’ouvrir à une aventure communautaire en marge, irriguée par les vapeurs des psychotropes, de vagues élans spirituels en direction de l’Orient, d’une déconstruction de l’ego prônée par le sorcier Russell/Manson.

En une phrase, tout est campé : « aussi racées et inconscientes que des requins qui fendent les flots », les filles-fleurs de la Famille introduisent un flottement dans le monde ordinaire, délivrent la promesse d’une Atlantide underground. Emma Cline sonde les lignes de bifurcation individuelles et collectives au fil desquelles une utopie écologique, de liberté et d’amour, bascule dans une guerre d’extermination, dans une pathologie meurtrière. Le prisme choisi est celui de la conscience d’Evie Boyd qui, du rivage de son présent dévasté, ne cesse d’interroger les glissements et les dérives qui plongèrent un microcosme dans l’été de l’horreur.

Interrogation sur les jeux, les éclipses de la mémoire, The Girls campe un personnage hanté par un passé qui ne passe pas. Evie n’a jamais quitté l’été 1969, « cet été sans fin et sans forme » qui assassina les sixties et sonna le glas de l’utopie hippie. Attendant obscurément qu’un événement confère à son existence d’adolescente une lumière, un sens, Evie croise la route d’une créature troublante placée sous le signe du magnétisme, de la sauvagerie, Suzanne, laquelle l’introduit dans l’univers parallèle du gourou Russell. Sa quête d’un ailleurs semble comblée par l’arche alternative qu’offre une microsociété régie par un sorcier télépathe, en communication avec l’esprit des animaux, en guerre contre celui des hommes. Rejoindre le ranch, c’était avant tout quitter un monde fondé sur l’argent, la guerre du Vietnam, l’exploitation, l’autorité familiale, la répression des instincts. Nul jugement, nulle pesanteur psychologique dans cette exploration des dérapages, des passages à l’acte déments que ne peuvent expliquer ni les molécules d’acide et de speed qui explosent les cerveaux, ni l’emprise hypnotique d’un gourou fêlé, féru d’orgies psychédéliques et de rituels ésotériques.

Loin d’expliquer par un écheveau de causes et de conséquences la logique d’un embrasement meurtrier d’une violence inouïe, le roman laisse leur part de mystère au renversement d’un idéal « peace and love » en une épopée criminelle censée faire éclore une ère de bonheur au faîte de l’apocalypse, à la métamorphose d’adolescentes fragiles, déboussolées, en lolitas criminelles. Certaines prémisses semblent incliner vers une fin mortifère, donnant l’impression qu’avant le carnage tout est déjà acté, la folie déjà consommée. Au nombre des prémisses, le credo russellien, en phase avec le New Age et la mystique des années 1960, d’une libération qui passe par l’anéantissement de l’ego, par le largage de ce que la société a transmis ; la vision du Bien et du Mal comme reliques mensongères d’un régime coercitif ; la logique paradoxale, tirée d’un mélange de spiritualités orientales, de délires sous acide, selon laquelle la mort n’est rien : tuer, c’est libérer les gens en les rendant à leur véritable vie.

Dans la moiteur de l’été californien, quelques lueurs, quelques pressentiments du drame traversent fugacement Evie : le désespoir, la déréliction que laisse entrevoir Suzanne, sur fond d’un « vide sombre et béant » que la sauvagerie criminelle viendra remplir. Pourtant, rien n’indique encore que la quête d’un autre horizon prendra le visage de la mort. La mort donnée, la mort des sixties, le décès symbolique de celui qui, tuant, expire à travers sa victime. Rien ne laisse présager que le virage emprunté mènera aux frontières de l’inhumain, que les actes dépasseront les acteurs dirigés par une main maléfique, que le réel se déboitera jusqu’au point de non-retour.

Si l’auteure outrepasse l’affaire Manson, on émettra cependant une réserve qui vaut également pour la magistrale fiction de Simon Liberati : il est dommage qu’Emma Cline ne remette jamais en cause la version officielle du « Helter Skelter », la légende d’un Manson sataniste, psychopathe, racialiste, la fabrication d’une icône absolue du Mal. On regrettera qu’elle n’ait porté la littérature au point d’ébullition où elle interroge les montages mensongers d’une Histoire dominante. L’écrivain travaille dans les marges des archives, libère les vérités étouffées pour des raisons d’État, au nom de la Realpolitik. On eût aimé que l’écriture touche cette zone d’insoumission où, sans pour autant professer une quelconque théorie du complot, soient évoqués les possibles responsables qui ont agi sous le nom commode de Charles Manson. Emma Cline reprend, sans l’interroger, la version passée à la postérité (très hollywoodienne et construite patiemment lors du procès) du contrat d’enregistrement qui échoue, de la rancœur de Russell/Manson, de son déclenchement consécutif d’un Armageddon racial, le fameux Helter Skelter, ce message subliminal, crypté dans l’album blanc des Beatles, que seul Manson aurait perçu.

Certes, le fait de société Manson importe moins que l’exploration de l’énigme des passages à l’acte meurtriers qu’il soulève. Emma Cline privilégie une vision introspective, qui l’emporte sur la mise en scène des aspects politico-sociaux de l’Amérique des années 1960. Au fil d’une langue traversée de fulgurances poétiques, de coups de sonde dans les noirceurs de la psyché, elle dissèque moins qu’elle ne peint les noyaux de vie éclatés, ceux des victimes, ceux des meurtriers. Sans complaisance ambiguë ni fascination morbide. Sans jouer sur les pulsions les plus obscures, sur les nappes d’inconscient d’un lecteur attiré par les abîmes du mal. En roulant ses phrases sur le corps des sixties, sur les crêtes de nos déroutes, sur des soifs d’adolescents qui virèrent parfois au cauchemar. Un halo d’irréalité nimbe de concert les gestes fatals et l’écriture. La confusion du dehors, d’une société qui aliène, et la confusion du dedans s’épaulent. Les jeunes filles en fleurs, avides d’évasion aux mille visages, se changent en fleurs carnivores, en créatures vénéneuses, et aiguisent leur désorientation dans des paysages hollywoodiens où, des boucheries des nuits au 10050 Cielo Drive et au 3301 Waverly Drive, survivront les inscriptions « Death to Pigs », « Rise », « Helter Skelter ». À ces lettres de sang, mots d’ordre gorgés de haine, refermés sur la mort, Emma Cline oppose la liberté d’une langue qui redonne chair à un théâtre d’ombres.

1. Cf. « Liberati sur la route du crime », publié dans « Carnet de route », sur le site de la revue Roaditude, www.roaditude.com

 

[ Extraits ]

Cette haine qui vibrait sous mon visage de jeune fille, je pense que Suzanne l’avait reconnue […] Il y avait tant à détruire. Suzanne m’avait empêchée de faire ce dont j’aurais été capable. Et elle m’avait relâchée dans le monde tel un avatar de la fille qu’elle ne serait pas. 

Emma Cline, The Girls, p. 327

Étais-je passé à côté d’un signe ? Un tiraillement interne ? […] Même a posteriori, et sachant tout ce que je savais, il eût été impossible, ce soir-là, de voir au-delà de l’instant présent.

Emma Cline, The Girls, pp. 97-99

Véronique Bergen