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Les matériaux des songes fantasques et des fables

À Roubaix, remarquablement accrochées, 217 œuvres de Marc Chagall (1887-1985) sont empruntées à des collections publiques et privées, françaises et internationales : peintures, dessins, costumes de théâtre, céramiques, sculptures (pierre, bronze), collages.
À Roubaix, remarquablement accrochées, 217 œuvres de Marc Chagall (1887-1985) sont empruntées à des collections publiques et privées, françaises et internationales : peintures, dessins, costumes de théâtre, céramiques, sculptures (pierre, bronze), collages.

Sans cesse, toujours imaginatif, Chagall propose des figures matérielles, des perspectives bousculées, des songes à trois dimensions, des fables charnelles, les volumes des couleurs, les carnavals des animaux et des chimères, les secrets du concret, la terre subtile, l’épaisseur des fantasmes, les corps qui sont aériens et denses, impalpables et caressés (1).

En 1952, Bachelard admire les techniques variées de Chagall : « Encore une fois, tout ce que Chagall lit, il le voit. Tout ce qu’il médite, il le dessine, il le grave, il l’inscrit dans la matière, il le rend éclatant de couleur et de vérité. » Déjà, en 1925, Chagall confie au critique Florent Fels : « Je veux un art de la terre, non de la tête seulement. » En 1952, quand il a 75 ans, à Vallauris, il invente des vases, des cruches, des plats, des céramiques murales, et il continue. Des photographies montrent Chagall qui, en Provence, manie l’argile dans des ateliers et s’amuse. Il semble s’étonner : « Il m’est sans doute apparu que cette terre radieuse appelait au loin la terre sourde de la ville où je suis né, Vitebsk. » Quand il taille et grave des pierres différentes, il sculpte Adam et Ève, Rebecca, Sarah, Rachel et Léa, une mère et l’enfant, Bethsabée et David, une femme et un poisson, un couple et un grand oiseau, une descente de croix, le Paradis terrestre, des coqs, des vaches, des fruits, de nombreux nus sensuels. Il emploie les marbres, la pierre de Rognes, la pierre rose de Vence, la pierre de Jérusalem (en 1966), le plâtre. Vers 1970, à l’encre de Chine, il dessine, sur des galets, deux amoureux, un nu, des animaux. Sur un os, il peint des yeux et suggère des profils… Pour lui, les pierres évoquent tantôt la vie, tantôt la mort. Il dessine sur un papier vergé filigrané (1931) Le Tailleur de pierres tombales. En 1917, il peint Le Cimetière ; les tombes juives, marquées par des lettres carrées hébraïques, se dispersent et sont bousculées par les végétaux. Souvent, le théâtre fascine Chagall. À Moscou, en 1919-1921, il travaille pour le Théâtre juif. Le lieu, tout petit, s’intitule alors la « Boîte de Chagall ». Il peint les décors, les rideaux, les costumes, l’ensemble du théâtre. Il mêle le figuratif et les formes géométriques (venues du cubisme), les points de vue différents, les transparences. Il trouve la fête joyeuse du Pourim, un carnaval, les acrobates, les danseurs, l’amuseur public (le « badchan »). Les personnages burlesques et agités courent et sautent. Chagall dit : « C’est dans le cirque que l’excentricité et la simplicité fusionnent le mieux. Mon travail évoque le cirque. »

Après les lois antisémites du gouvernement de Vichy, il parvient à arriver aux États-Unis en 1941. À Mexico, en 1942, il imagine les costumes d’Aleko, un ballet en quatre tableaux, par la compagnie de Massine, avec la musique de Tchaïkovski. Bella (la première épouse de Chagall, sa muse et sa collaboratrice) dirige les extraordinaires artisans mexicains des Beaux-Arts. À Roubaix, les masques, les étoffes des gitans et des gitanes se dressent : le clown avec son violon, un homme-poisson, un homme-coq, une chauve-souris inquié­tante, un costume où se dessinent des crânes ricanants, la robe d’une gitane avec des cartes à jouer, un gilet où se dessinent des yeux et des lèvres. Le ballet Aleko traduit l’amour, la jalousie, la mort, le destin, l’errance libre des nomades.

À New York, en 1945, pour L’Oiseau de feu (musique de Stravinski), Chagall propose des costumes et des décors originaux. Interviennent une ravissante avec cornes, un monstre vert à tête de coq, un monstre mauve à tête d’âne, le monstre jaune bicéphale, la princesse, les gardes du sorcier Katschei, un cosaque qui porte une église sur sa tête, celui qui attrape un oiseau. En 1963-1964, André Malraux propose à Chagall de peindre un nouveau plafond gigantesque de l’Opéra Garnier. Il dessine plusieurs projets du plafond de l’Opéra. Il crée un tourbillon de femmes nues ailées, de danseuses, de monuments de Paris, un coq qui joue d’une flûte, un couple d’amoureux, des arbres, des bouquets, un violoncelliste ailé, une foule (de spectateurs). Des personnages sensuels et tendres sont des arabesques… Il rend un hommage à Paris, à l’amour, à la musique et à la danse, au plaisir d’écouter et de voir.

Dans ses recherches diverses, il se renouvelle sans cesse. Jusqu’à la fin, il peint, il dessine, il emploie des collages, il réalise des vitraux, des mosaïques, des tapisseries.

Tu regardes, par exemple, le Double portrait au verre de vin (1917-1918). L’homme (souriant) à la veste rouge est juché sur les épaules de la mariée blanche qu’il aime. L’ivresse de l’homme et son désir le font flotter, voguer. Le couple semble une colonne presque oscillante ; il devient une sorte d’arc-en-ciel entre la terre et le ciel ; l’érotique est un mode d’alliance qui unit le temporel et le divin. Dans les grandes toiles de Chagall, la pesanteur vécue et la gravité vaincue se mêlent. L’acrobate ne se sert d’aucun trapèze. Une main se prolonge en fleurs. La lune s’accompagne de son violon. Une femme enceinte désigne l’enfant dans le ventre transparent. Une chèvre bondit d’un nuage à un autre. Le peintre, l’aimée, le poisson, l’âne, valsent et deviennent des figures volantes. La peinture danse et s’envole, elle raconte.

Chagall est un conteur turbulent. Il a dit : « On ne peut pas m’instruire. Ce n’est pas pour rien que j’étais déjà un mauvais élève à l’école communale. Je ne saisis rien que par mon instinct. » Juif de Vitebsk, il a connu longtemps les ruelles de son schtetl ; il se souvient : « Je fais mon travail comme je l’ai reçu en héritage de mes parents depuis des milliers d’années… Si ma peinture ne jouait pas de rôle dans l’existence de mes parents, en revanche la vie, leurs gestes ont bien influencé mon art. »

Alors, les maisons basculent ; une poule barbue porte une casquette. Une chatte se métamorphose en femme. La tour Eiffel a deux jambes. Une horloge vole. Vue de dos, une femme nue est un nuage allongé.

Les tableaux de Chagall seraient proches des historiettes et des contes que les rabbins hassidiques racontaient. Ainsi, le rabbi Nahman de Bratzlav (1772-1810) disait : « À en croire les gens, les histoires sont faites pour endormir ; moi j’en raconte pour réveiller. » Les œuvres de Chagall veulent réveiller, surprendre…

Et, aujourd’hui, tu lis une remarquable biographie de Chagall, publiée par Gallimard. Rigoureuse, tantôt sévère, tantôt chaleureuse, Jackie Wullschläger étudie, de très près, les archives Marc et Ida Chagall qui comptent de nombreuses lettres et des documents encore inexploités par les spécialistes antérieurs ; elle remercie les petites-filles de Marc Chagall. Elle met en évidence les exils successifs du peintre, les deuils, les guerres, les persécutions, les changements de l’art, l’audace picturale, l’amour de la joie et de la création permanente. ❘

  1. Cet excellent livre-catalogue de Roubaix comprend des textes de Bruno Gaudichon, Itzhak Goldberg, David McNeil, Sylvie Forestier, Bella Meyer, Meret Meyer.
Gilbert Lascault

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