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Illustrateur inventif et prolifique, Gustave Doré dessine le terrible Chat Botté, l’Ogre féroce et le Petit Poucet agile, les damnés et les diables de l’« Enfer » de Dante, les hallucinations de don Quichotte, le corbeau troublant de Poe, les squelettes, les anges, les draperies inquiétantes, les brigands, les mendiants, les hordes, les trois sorcières de Macbeth, le Sphinx, Jésus et Judas, les épées, les forêts obscures, les abîmes, les grouillements. (1)

EXPOSITION
GUSTAVE DORÉ (1832-1883)
L'Imaginaire au pouvoir
Musée d'Orsay, 1, rue de la Légion-d'honneur, 75007 Paris
1 février - 11 mai 2014

Livre-catalogue de l'exposition
Sous la direction de Philippe Kaenel
Musée d'Orsay/Flammarion, 336 p., 250 ill., 45

Illustrateur inventif et prolifique, Gustave Doré dessine le terrible Chat Botté, l’Ogre féroce et le Petit Poucet agile, les damnés et les diables de l’« Enfer » de Dante, les hallucinations de don Quichotte, le corbeau troublant de Poe, les squelettes, les anges, les draperies inquiétantes, les brigands, les mendiants, les hordes, les trois sorcières de Macbeth, le Sphinx, Jésus et Judas, les épées, les forêts obscures, les abîmes, les grouillements. (1)

Infatigable, Doré crée sans cesse. Tour à tour, il est caricaturiste, paysagiste. Il explore Londres, une ville de la misère et du capitalisme. Dans la cathédrale Notre-Dame de Victor Hugo, il rencontre Frollo et Quasimodo. Il raconte La Légende du juif errant de Pierre Dupont. À bien des moments, il devient un peintre prêcheur, un chrétien militant ; il entrelace la dévotion et le spectaculaire. Assez tard, en 1877, quand il a quarante-cinq ans, il devient un sculpteur autodidacte, peut-être trop habile… Toujours doué, astucieux, il est aussi violoniste. Lors d’une soirée, il est acrobate ; il fait une entrée fracassante en marchant sur les mains. Il a des amis. Dans son atelier et dans le monde, il trouve des phrases incisives, caustiques.

Doré est tantôt enthousiaste, tantôt mélancolique. Après la mort de sa mère en 1879, il est dépressif ; il est alors hanté de visions sombres. En 1870-1871, après la guerre et la Commune, il représente des tableaux funèbres, des soldats blessés, des cadavres, des incendies, des ruines. Dans le bois de Boulogne, d’immenses troupeaux se rassemblent à travers les tourbillons de poussière (1870).

Selon certains critiques, l’art de Doré serait inégal, anachronique, éclectique. Il se situerait hors de l’académisme, hors de l’impressionnisme. Il voudrait prolonger le romantisme. Dürer, le clair-obscur de Rembrandt, Caspar David Friedrich, les Anglais (Cozens, John Martin, Blake, Samuel Palmer) le fascinent. De son vivant et après sa mort, ses illustrations ont connu une diffusion internationale sans équivalent (en particulier en Angleterre, aux États-Unis, en Russie). Et ses images inspireront plus tard les cinéastes : Méliès (Le Voyage dans la lune, 1902), Cecil B. DeMille (Le Signe de la Croix, 1932), Walt Disney, Jean Cocteau (La Belle et la Bête, 1946), Cooper et Schoedsack (King Kong, 1933), Roman Polanski (Oliver Twist, 2005)…

Les ennemis de Doré le méprisent. En 1877, le critique d’art Castagnary note : « mauvais dessinateur et mauvais peintre, M . Gustave Doré vient d’ajouter à sa réputation de mauvais sculpteur. Quel bénéfice en tirera-t-il ? » Dans son Journal (18 août 1866), Edmond de Goncourt décrit Doré : « Jusqu’à son physique qui m’ennuie et m’est désagréable ; c’est un homme gras, frais, poupin, la face ronde et plate, une figure de lune, de lanterne magique ; son teint d’enfant de chœur, sa mine sans âge, où le labeur effrayant de sa production n’a pas mis d’années, cet air d’enfant prodige – tout cela m’est d’un contact antipathique et finit par me mettre mal à l’aise. »

À propos de l’Enfer de Dante, John Ruskin conduit une croisade « contre l’immoralité des gravures de Doré ». Dans la nécrologie de Doré, Jules Claretie critique : « ses visions dantesques, ces lumières sinistres, livides, orageuses, ces corps humains éclairés par une lueur de soufre, ce buisson de damnés, tout cela semblait, à nos réalistes du décor, de la peinture d’aspect, faite pour le théâtre ». En 1874, la conservatrice Revue des deux mondes le blâme : « En voyant les tableaux de M. Doré, on songe involontairement à certains décors éclairés par la lumière électrique. »

En 1862, l’éditeur Hetzel offre à Proudhon un exemplaire des Contes de Perrault ; Proudhon ronchonne : « Je suis peu amateur de curiosités chères, de bibelots coûteux, et ma bibliothèque pouilleuse, dépareillée, décousue, n’a pas de place où je puisse mettre votre in-folio. » En 1880, Zola déteste les paysages de Doré : « M. Gustave Doré seul ose encore courir le ridicule de faire des paysages d’imagination. Cette année, il y a, au Salon, le Crépuscule et Souvenir de Lock-Corron, deux étonnants horizons romantiques, d’un effet théâtral, et peints dans ces tons boueux dont il attriste d’ordinaire ses plus fulgurantes imaginations. »

Au contraire, Théophile Gautier est un ami et un mentor. À plusieurs reprises, il admire Doré : « Cette qualité, nommons-la tout de suite, c’est l’imaginaire » (1861). En 1856, il précise : « Doré est à la fois réaliste et chimérique ». Selon Gautier, Doré développerait une imagination littéraire soutenue par un « œil visionnaire ». Les illustrations de Doré seraient des éclats, des visions, des illuminations. En 1863, le Don Quichotte (illustré par Doré) est l’objet d’éloges quasi unanimes. Dans ses Nouveaux Lundis, Sainte-Beuve remarque : « M. Doré a donc refait un Don Quichotte espagnol ; il l’a défrancisé, déflorianisé le plus possible. » Et même Zola est alors assez courtois : « Je n’ai pas, en art, les opinions de M. Doré. Mais je reconnais volontiers qu’il a une imagination inépuisable et un grand sens du pittoresque. C’est le seul “illustrateur” supportable de l’époque. »

Deux grands voyages essentiels ont marqué Doré : l’Espagne et Londres. À plusieurs reprises, il observe les mœurs et les gestes espagnols : l’exécution d’un assassin à Barcelone (1862) ; des maraîchers de Valence (1874) ; une diseuse de bonne aventure (1865) ; des contrebandiers (vers 1882) ; des mendiants de Burgos, adossés en longues files le long des murs (1875) ; un guitariste (1870) ; une corrida ; l’intérieur d’une église espagnole (vers 1876)… À cette époque, dans la seconde partie du XIXe siècle, Delacroix, Hugo, Mérimée, Gautier, Quinet, Dumas observent une terre gothique, mauresque, très catholique, étrange.

À partir de 1868, Doré revient régulièrement à Londres. Il dessine les pauvres et les riches, le grouillement de la foule, les monuments et les masures, les basses rues et les coupe-gorge, un embouteillage dans la rue, un fiacre au clair de lune, les ravissantes (dans le Grand Derby), une pauvresse, les docks, la Tamise sous les brumes, un preneur de paris, le zoo, une fumerie d’opium, une maison de jeu, des policiers, les jardins… À Londres, Doré note d’abord des scènes urbaines sur un petit calepin qu’il dissimule. Il donne à voir une Babylone qui se compose de plusieurs agglomérations différentes, de faubourgs distincts… En 1872, Doré a dessiné la terrible « cour de la prison de Newgate », la ronde des prisonniers. Londres serait, tour à tour, l’enfer des miséreux et le paradis de la richesse…

Dans les dernières salles de cette exposition passionnante du musée d’Orsay, tu perçois les étonnants paysages de Gustave Doré : les montagnes, les lacs, les torrents, ceux des Pyrénées, de la Suisse, du Tyrol, de l’Écosse. À mesure que passent les années, Doré tend à réduire la présence humaine dans ses compositions, jusqu’à l’évacuer. Il choisit aussi, à cette époque, des vues crépusculaires et nocturnes. En 1875-1878 (?), il peint, solitaire, un espace immense : Lac en Écosse après l’orage, au-dessus du lac sombre, deux oiseaux blancs volent… Dans une lettre adressée à une dame (22 septembre 1879), Gustave Doré se trouve en Suisse, près d’une montagne. Il écrit : « Ici nous passons toutes nos heures en face du plus magique et grandiose spectacle qu’il soit donné de contempler. […] C’est le tableau de l’infini ».

  1. Le livre-catalogue est réalisé sous la direction scientifique de Philippe Kaenel, professeur d’histoire de l’art à l’université de Lausanne.
Gilbert Lascault

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