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Les sept couleurs de la panthère

Historien original, inventif, exigeant, subtil, érudit, allègre, Michel Pastoureau (né en 1947) piège les images imprévues du Moyen Âge, les étranges légendes, les couleurs adorées et angoissantes, les blasons, les jeux savants. Sans cesse, il analyse les documents, il donne à voir des formes, il aime raconter (1).
Michel Pastoureau
Bestiaire du Moyen Age
(Seuil)
Historien original, inventif, exigeant, subtil, érudit, allègre, Michel Pastoureau (né en 1947) piège les images imprévues du Moyen Âge, les étranges légendes, les couleurs adorées et angoissantes, les blasons, les jeux savants. Sans cesse, il analyse les documents, il donne à voir des formes, il aime raconter (1).

Aujourd’hui, Michel Pastoureau étudie les Bestiaires enluminés, découverts dans les bibliothèques dispersées à travers l’Europe (à Douai, à Oxford, à Saint-Pétersbourg…). Il offre une iconographie neuve aux artistes du xxie siècle, aux écrivains, aux curieux, à tous ceux qui n’aiment pas s’ennuyer. Les Bestiaires médiévaux content et réveillent. 

Ces Bestiaires chantent les merveilles des comportements des animaux, leurs « propriétés », leurs pouvoirs, leurs vertus, leurs vices, leurs forces, leurs faiblesses, leurs victoires, leurs chutes. Les Bestiaires célèbrent le Créateur et la Création. Ils veulent inviter les fidèles à écarter les démons, le mal, les péchés. Ils s’intéressent peu à l’anatomie des animaux, à l’éthologie. Ils appartiennent moins à « l’histoire naturelle » que, plutôt, à « l’histoire culturelle ». Ce serait une pseudo-zoologie qui proposerait des certitudes théologiques et des attitudes morales. 

La panthère des Bestiaires possède une robe splendide et ocellée. Elle a sept couleurs. Son haleine parfumée attire tous les animaux. La panthère lutte contre le dragon, son ennemi. Elle serait une image du Christ qui fait fuir le diable et qui réunit les hommes et les femmes de haute vertu. 

L’aigle est le seul oiseau capable de regarder le soleil en face. Il vole dans le ciel plus haut que n’importe quel oiseau. Il entre dans l’eau pour capturer ses proies. Il signifie, parfois, l’Ascension du Christ et sa résurrection. 

Des animaux scélérats et traîtres circulent. Le pelage roux du renard marque sa fourberie. Et les méchants (Caïn, Dalila, Saül, Judas, Ganelon qui est le traître de la Chanson de Roland) sont roux et rusés… Selon les Pères de l’Église, le corbeau est l’image de l’homme pécheur, noirci par la boue de ses fautes ; saint Augustin croit entendre dans son croassement les mots latins : cras, cras (demain, demain), parce que le pécheur reporte toujours au lendemain son repentir… Avec ses ailes sans plumes, la chauve-souris se rend au sabbat… L’abominable crapaud hait la lumière ; il bave ; il sent mauvais ; il distille un venin froid ; il est avare, luxurieux, coléreux, orgueilleux… Dans le Nil, la mâchoire inférieure du crocodile est immobile ; il gobe ses proies ; il dévore l’homme et, pris de remords, il pleure… Démoniaque, noir, hérissé, le sanglier trouve son plaisir dans la fange et l’ordure ; dans la Bible (psaume 79), il ravage « les vignes du Seigneur » ; plusieurs rois ont été blessés en chassant le porc sauvage… L’araignée symbolise le diable qui tisse une grande toile pour s’emparer de notre âme…

Assez souvent, les Bestiaires sont fascinés par la sexualité des animaux. Lorsque les perdrix femelles sont en chaleur, elles sont tellement excitées que l’odeur du mâle suffit à les féconder… La souris femelle s’accouple, chaque nuit, avec dix mâles différents et donne des portées pouvant atteindre trois cents petits, aussi voraces que leur mère… La belette conçoit par l’oreille et enfante par la bouche… On raconte comment telle ville a été engloutie parce que non loin du rivage, deux baleines s’adonnaient à un commerce charnel enragé… Les cigognes ne supportent pas l’adultère chez les humains ; sur le toit où elles ont installé leur nid, elles crèvent les yeux de l’homme infidèle et de la femme trompeuse… Sans pudeur, les crocodiles s’accouplent sur terre, au vu et au su de tous ; le mâle retourne la femelle sur le dos et s’allonge sur elle pour la pénétrer, « ventre contre ventre, comme font les humains et les ours »… Selon certains auteurs, le lièvre change de sexe au cours de l’année : mâle quatre mois, femelle huit mois… Les femelles des ours ne peuvent réfréner leur désir ; elles poursuivent les mâles jour et nuit et refusent d’interrompre leurs ébats une fois qu’ils ont commencé… La hyène peut à volonté changer de sexe ; elle peut aussi s’accoupler tantôt avec le loup, tantôt avec le lion…

La zoologie médiévale se situe très loin des classifications de la zoologie moderne. Au Moyen Âge, les « poissons » comprennent, dans les eaux, les cétacés, les mammifères marins, les sirènes séductrices, l’évêque de mer, le porc de mer… Certains prédicateurs se méfient des marins ; ils soulignent le jeu de mots ; les marins pèchent et pêchent… Les Bestiaires évoquent les « vers » (vermes) ; ce seraient des larves et des vermines, mais également de petits rongeurs, des insectes, des batraciens, des gastéropodes. Une partie de nos mollusques et de nos crustacés trouve sa place chez les « poissons » et l’autre se trouve chez les « vers ». 

Le dragon a deux pattes, ou quatre pattes. Il est ailé ou aptère. Il est visqueux et recouvert d’écailles. Sa queue est très longue et effilée. Son regard paralyse. Par sa bouche et ses oreilles, sortent des flammes. De ses naseaux, une fumée empuantit et corrompt l’atmosphère. Sa grande force réside dans sa queue. Dans le combat de l’éléphant et du dragon, l’éléphant représente l’âme du juste qui s’en va au paradis et le dragon est le mauvais qui est transporté en enfer. Les grands saints (Michel, Georges, Marthe, Marguerite) et les héros (Arthur, Tristan, Siegfried) vainquent le dragon… Dans les torsions et les contorsions, le dragon orne les manuscrits et s’allonge dans les marges… 

Selon Michel Pastoureau, les historiens ne se sont, pendant longtemps, guère intéressés aux animaux. Ils les avaient abandonnés à la « petite histoire ». Les Bestiaires du Moyen Âge semblaient futiles, anecdotiques, marginaux. À la fin des années 1960, Michel Pastoureau a rencontré beaucoup de difficultés pour faire admettre un sujet de thèse portant sur le bestiaire. Et, aujourd’hui, l’animal est envisagé dans ses rapports avec l’homme. Des chercheurs (anthropologues, ethnologues, linguistes, historiens, zoologues) collaborent ; ils analysent et publient… Dans le beau livre de Michel Pastoureau, les images bigarrées offrent un carnaval joyeux des animaux, un tourbillon de formes.

  1. Michel Pastoureau est directeur d’études à l’École pratique des hautes études. Depuis trente ans, il occupe la chaire d’histoire de la symbolique occidentale. À plusieurs reprises, La Quinzaine littéraire a étudié divers ouvrages de Michel Pastoureau (nos 683, 875, 950, 982, 995, 1 004 et 1 022).
Gilbert Lascault

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