Afin de phraser les ruines d’une vie, Perrine Le Querrec, auteure de recueils poétiques, de nouvelles, de romans (Bec & Ongles, Jeanne L’Étang, Le Plancher…), a ciselé une langue drue, arrachée à ses usages normés, à la Loi, une langue qui épouse les failles sans les esthétiser ni les lisser. Pour redonner vie à un être morcelé, disséminé, elle a choisi un dispositif textuel fragmentaire, sismique, troué, qui soit fidèle aux fulgurances du chaos, aux démons de l’enfance, de la souillure nazie, qui taraudaient Unica Zürn. Scandé en de brefs chants écorchés que rythment des rectangles, des parallélogrammes noirs, Ruines donne à entendre les multiples voix d’Unica Zürn, des voix tantôt accordées à la vie, prises dans la fusion avec Bellmer, tantôt en crise, victimes d’un délitement que ni les cordes dont Bellmer la ceint, ni la pratique des anagrammes, de l’écriture, du dessin, ne parviennent à contenir.
Comment supporter l’existence ? Comment vivre dans une langue, un corps, une époque contaminés par le nazisme ? Comment se déloger de soi, se perdre, s’effacer, se rapiécer, se retrouver au terme de la perte ? Autant de questions dont témoignent l’œuvre et la vie d’Unica. Comme l’écrit Patrick Waldberg dans « L’alerte écarlate » (publié dans Les Demeures d’Hypnos, La Différence) : « Je suis, donc je rêve, mon nom est Unica […] Unica est mon nom et ma propriété. C’est l’envol. Le temps est à la neige. Le ciel tremble. Il n’y a pas d’ailleurs ». La rencontre élective entre Zürn et Bellmer à Berlin se place sous le signe d’une reconnaissance destinale, de ce fameux hasard objectif tant recherché par les surréalistes.
« Berlin 1953
Unica
Voit Hans son fantôme du Paradis
Enfant recherché.
Hans
Voit Unica, sa poupée incarnée
Enfant détournée »
Foudroyé, Bellmer découvre en Unica l’expression vivante de sa Poupée, son double de chair et de sang. Hans, le Baron noir, ajointe le corps morcelé d’Unica, encorde ses seins, son torse, ses jambes, contient les forces centrifuges qui la déportent. En de courtes vignettes, l’auteure laisse monter la nuit qui obscurcira Unica, le vent de la schizophrénie qui fera rage en elle, son masochisme, sa culpabilité, sa passion absolue pour Henri Michaux, sa connaissance des gouffres, son déchirement entre l’Allemagne et la France, son illimitation des états de l’esprit et du corps. La misère matérielle du couple, la recherche de la douleur physique afin d’apaiser le mal-être psychique, la noyade d’Unica, se voient abritées dans une langue qui ne les transcende jamais, qui les accueille au plus nu, au plus cru.
« Hans déterre les traumatismes
les engraisse du purin de sa fabrication
les ongles noirs
s’émerveille de l’horreur
des fleurs nouvelles qui poussent et vampirisent »
Le verbe ne saute pas au-delà de la chair qui se tord de douleur, au-delà des internements en hôpital psychiatrique, des camisoles chimiques, des désarticulations psychiques d’Unica.
Un goût d’enfance – celui de Sombre printemps –, un goût de cendres, d’écartèlement entre un impossible dedans et un impossible dehors – celui de L’Homme-Jasmin –, parcourent ce texte qui ne consent à rien de ce qui embellit l’abîme, qui se tient droit au milieu de l’amour fou ravageant Bellmer, Zürn et la Poupée. En des phrases courtes, des parataxes, raturées ou interrompues par des blocs d’abîme, en des phrases au ras d’une pensée qui épouse le labyrinthe mental d’Unica Zürn, sa possession par des voix, des visions, des hallucinations, l’alternance des guérisons et des rechutes, Perrine Le Querrec construit un texte-sculpture, un assemblage de pierres verbales semées par un Petit Poucet soucieux de ne pas figer Unica dans une camisole de vocables.
Le parfum entêtant de Ruines (dont les anagrammes sont « réunis », « urines », « surine »…) est celui d’une écriture éclatée, ramassée, qui réunit les fragments de vie de deux artistes ayant porté le surréalisme dans ses zones les plus sombres, les plus extrêmes, à l’écart de l’icarisme que professaient d’autres ténors du mouvement. Sans mimer ce dont elles parlent (les puissances menant à l’errance mentale, à la dislocation), les phrases raturées livrent visuellement le double mouvement qui débordait Unica Zürn : l’affirmation de l’existence, la soif d’expérimenter la vie en ses intensités et la pulsion de négation, le grand retrait. Tiraillée entre la tentation de rester et celle de partir, assiégée par ces deux forces se livrant un combat sans merci, Unica Zürn fit de son corps un jeu de permutations anagrammatiques, un espace intensif dont l’anatomie se voyait recomposée sous les pulsions érotiques, le proto-bondage de Bellmer.
Hors de tout pathos, de tout voyeurisme, des intantanés d’Unica Zürn/Hans Bellmer nous sont livrés au fil d’une musique concrète, celle de mots-projectiles qui harponnent le lecteur, sans forcer le silence ni lever le mystère du saut d’Unica Zürn dans d’autres états de l’être avant sa défenestration le 19 octobre 1970.
[ Extrait ]
« Pour Unica je vois
de grandes villes abandonnées, des rues vides,
maisons exsangues, cours dévastées […]
Pour Hans je vois
des grottes et des gouffres, des cavernes creusées
dans les flancs, escarpements, saillances et obscurité,
des murmures, des silhouettes… »
Perrine Le Querrec, Ruines, p. 53.
Véronique Bergen
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)