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Louise et Marcel

Article publié dans le n°1052 (01 janv. 2012) de Quinzaines

Sur le plan du cinématographe, 2011 aura donc été l’année d’Intouchables, qui, d’une quinzaine à l’autre, a encore convaincu trois millions de spectateurs français de se joindre aux dix millions qui les avaient précédés. Quantité d’articles intelligents ont été consacrés au phénomène, qui renouvelle les consensus anciens autour d’Amélie Poulain et des Ch’tis. Il y a effectivement lieu de s’interroger sur un tel engouement – sur un sujet identique, traité sous l’aspect romantique, le tout à fait respectable Homme de chevet, d’Alain Monne, avec Sophie Marceau et Christophe Lambert, n’avait éveillé il y a deux ans qu’un intérêt poli. La découverte qu’un riche malade et un pauvre en bonne santé peuvent former un binôme pertinent à condition de faire un pas (métaphorique) l’un vers l’autre a un air d’union sacrée fort utile en ces temps moroses. Le pouvoir ne s’y est pas trompé qui a convié sous les ors élyséens les acteurs du film, promus trésor national – félicitons Omar Sy de ne pas s’être prêté à cette mascarade.

CYRIL MENNEGUN
LOUISE WIMMER

 

AKI KAURISMAKI
LE HAVRE

Sur le plan du cinématographe, 2011 aura donc été l’année d’Intouchables, qui, d’une quinzaine à l’autre, a encore convaincu trois millions de spectateurs français de se joindre aux dix millions qui les avaient précédés. Quantité d’articles intelligents ont été consacrés au phénomène, qui renouvelle les consensus anciens autour d’Amélie Poulain et des Ch’tis. Il y a effectivement lieu de s’interroger sur un tel engouement – sur un sujet identique, traité sous l’aspect romantique, le tout à fait respectable Homme de chevet, d’Alain Monne, avec Sophie Marceau et Christophe Lambert, n’avait éveillé il y a deux ans qu’un intérêt poli. La découverte qu’un riche malade et un pauvre en bonne santé peuvent former un binôme pertinent à condition de faire un pas (métaphorique) l’un vers l’autre a un air d’union sacrée fort utile en ces temps moroses. Le pouvoir ne s’y est pas trompé qui a convié sous les ors élyséens les acteurs du film, promus trésor national – félicitons Omar Sy de ne pas s’être prêté à cette mascarade.

Passons plutôt à des choses plus sérieuses que cette merveilleuse amitié trans-classes. L’état exact des lieux à l’orée de l’an neuf, ce ne sont pas Olivier Nakache et Éric Toledano, signataires d’Intouchables, qui le dressent. La France de 2011, avec ses détresses et ses espoirs, et ses illusions peut-être pas totalement perdues, et ses héros quotidiens, c’est ailleurs qu’elle apparaît. Dans cet étrange film inidentifiable qui a pour titre Donoma, de l’inconnu Djinn Carrenard, réalisé avec trois bouts de ficelle et qui nous plonge, en cahotant – on ne devient pas Cassavetes du jour au lendemain – dans un univers peu fréquenté (1). Dans ce magnifique Le Havre, dernier maillon de la chaîne forgée depuis trente ans par Aki Kaurismaki – et honte au jury du dernier Festival de Cannes de ne pas lui avoir décerné la palme qu’il méritait, à la place du pensum métaphysico-arthusbertrandien que l’on sait (2). Dans Louise Wimmer, de l’inconnu (encore un !) Cyril Mennegun (sortie le 4 janvier) et qui représente ce que l’on a vu de plus fort parmi les premiers films cette année. Il y a dans ces titres de quoi achever dignement une annus mirabilis pour le cinéma français et inaugurer un millésime que l’on espère aussi fructueux.

De Cyril Mennegun, nous ne connaissions qu’un court métrage, Le premier des deux qui rira, vu il y a trop longtemps (1998) pour nous avoir laissé souvenir. Est-ce d’avoir depuis tourné uniquement des documentaires qui lui a donné cette prise sur le réel qui illumine Louise Wimmer ? En tout cas, il y a peu d’exemples récents de premier film porteur d’une telle justesse dans le regard posé sur les êtres et les choses, qui atteigne un tel degré d’émotion sans jamais la solliciter. Louise a 50 ans, vit dans sa voiture, une Volvo hors d’âge, depuis qu’elle a quitté son mari, elle nettoie à mi-temps les chambres d’un hôtel belfortain, vend quelques misérables richesses, une montre, un collier, se débat pour gagner quelques billets qu’elle doit au loueur du garage où ses meubles sont entreposés ou à la patronne du bistrot qui lui sert de boîte aux lettres. Nous sommes dans une Franche-Comté qui se résume à des rues nocturnes désertes, des parkings pour routiers, des toilettes publiques précieuses pour se laver au petit matin – paysage sans gloire, qui pourrait être d’ailleurs et de partout, et dont nous n’aurons qu’une vision générale lors d’une courte séquence dans laquelle Louise, sur une colline, contemple rageusement cette ville où elle n’existe qu’à peine. Que l’auteur échappe au misérabilisme et touche au plus vif sans forcer le ton, tient d’un petit miracle, dû à la précision dans l’écriture de son personnage.

Car Louise, dans sa détresse, demeure verticale : écrasée, certes, mais pas anéantie, elle lutte contre. Contre le laisser-aller (elle s’obstine à rester présentable), contre la compassion (personne ne sait qu’elle dort dans sa Volvo), contre l’administration aveugle (elle réclame depuis des mois le logement auquel elle aurait droit), contre l’époux qui l’a trahie, même contre le partenaire qu’elle retrouve régulièrement dans un hôtel anonyme et à qui elle refuse toute échappée hors de l’étreinte sexuelle. Ce n’est pas une femme aimable ou quémandeuse, c’est une femme-oursin prête à éclater à tout moment contre l’injustice qui lui est faite, contre l’assistante sociale indifférente, contre le geste déplacé et imbécile d’un ami, contre ce monde où elle n’a plus sa place. L’idée est belle d’une héroïne rétive, aucunement aimable, qui n’a pour elle que sa dignité et refuse tout attendrissement au spectateur. Quelques éclaircies – un rendez-vous rapide avec une fille qui ne sait rien de l’état de sa mère, quelques fulgurances sexuelles dans l’ombre, une nouvelle assistante sociale compréhensive – ponctuent ce voyage au cœur de la déprime, dont elle sortira par le haut : l’obtention d’un F2 au huitième étage d’un tour, apothéose qui nous aurait paru dérisoire en d’autres temps, mais qui représente pour elle la vie après la survie. Il fallait pour incarner Louise une comédienne au niveau d’un tel personnage. En choisissant Corinne Masiero, Mennegun a tout bon : les amateurs d’acteurs inhabituels l’avaient repérée depuis ses apparitions dans les téléfilms de Josée Dayan d’après Fred Vargas, entre 2006 et 2010, où elle était, en quelques plans, mémorable. Grande carcasse, grande gueule, aussi déchirante lorsqu’elle s’effondre que lorsqu’elle sourit, avec son phrasé étrange et son anti-charme incomparable, elle est extraordinaire, une nature comme on n’en voit pas souvent.

Kaurismaki, lui, fabrique son propre univers et son réel n’a que peu à voir avec la réalité. Depuis le temps, on le sait, mais à chaque fois on est saisi devant la redécouverte. Il fait partie des quelques cinéastes identifiés dès les premières secondes, comme Roy Andersson, comme Jean-Pierre Mocky : un cadrage, une manière de distribuer les acteurs dans le plan, une couleur, un ton, et nous sommes en terrain de connaissance. Avant même le premier mot prononcé, on a compris que ce personnage figé, avec son attirail de cireur de chaussures (en 2011, en province !) fait partie de la sarabande qui, d’éboueur en fille aux allumettes, de soudeur amnésique en veilleur de nuit amoureux, peuple de façon inoubliable la galerie de l’auteur. Le Havre arborait à Cannes le pavillon finlandais, pavillon de complaisance, car, excepté son réalisateur et son actrice principale, Kati Outinen, le film est français, de part en part. Par son inspiration, ses références, sa tonalité. Aussi étranger qu’il soit – il affirme qu’il ne connaissait pas le nom de la ville avant d’y tourner –, Kaurismaki a su capter l’essence du lieu, Le Havre – mais aussi bien Boulogne ou La Rochelle –, en en recomposant une image à la fois fausse et vraie, une sorte de ville emblématique du cinéma français, qui réinvente, par-delà les patronymes des personnages, Grémillon et Carné, Melville et Renoir – et qui est parfaitement kaurismakienne. Il y a de la magie là-dessous.

Marcel Marx, donc, écrivain devenu cireur, et son assistant Chang ; son épouse, Arletty ; son amie boulangère, Yvette ; l’épicier ; le docteur Becker ; l’enfant clandestin Idrissa ; le commissaire Monet. Des comédiens déjà familiers du monde du cinéaste, André Wilms, Évelyne Didi, Jean-Pierre Léaud, d’autres, neufs, Jean-Pierre Darroussin, Pierre Étaix, mais qui s’y glissent comme dans des charentaises. Un quartier improbable, pavillons miteux et boutiques à l’ancienne, tout droit sorti des années 50 (et qui pourtant existerait encore au Havre). Des situations actuelles – les immigrants pourchassés, une police suréquipée. Aucun malaise dans ce décalage qui superpose sans hiatus deux plans de réalité : on croit à ce conte – conte de fées puisqu’il s’achève bien, que les méchants échouent, que les gentils sortent vainqueurs, que l’amour est si fort qu’il peut vaincre la mort (et là, les larmes ne sont pas loin). On y croit parce que Kaurismaki ne joue pas les esprits forts, ne veut rien prouver, qu’il choisit la simplicité, comme il l’a toujours fait – rien de plus apparemment sans effets que son cinéma –, que sa naïveté n’est pas une posture, mais qu’elle est naturelle. Et il en faut de la naïveté pour afficher des concepts aussi obsolètes que la solidarité, la compassion, la fraternité, l’espérance, l’humanité. Un nouvel exemple que les bons sentiments de la règle gidienne peuvent connaître des exceptions et produire du grand cinéma. Mais tout le monde n’est pas Kaurismaki, hélas.

  1. Après un tour de France ponctué de projections quasi pirates, et soutenu par la rumeur du Net, le film, réalisé en 2010, est enfin sorti en salles et vient de décrocher le prix Louis-Delluc de la première œuvre. 
  2. Opprobre racheté par les jurés du Delluc, qui viennent de lui attribuer le prix du meilleur film de l’année.
Lucien Logette

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