Maisons, cabanes et forteresses

Le Prix de la vocation permet de publier un manuscrit inédit dont l’auteur a moins de trente ans. La lauréate 2022, Alix Lerasle, écrit l’absence et le chemin nécessaire et salvateur vers le prochain état de soi-même.
Alix Lerasle
Faut-il des murs pour faire une maison ?
(Cheyne)
Le Prix de la vocation permet de publier un manuscrit inédit dont l’auteur a moins de trente ans. La lauréate 2022, Alix Lerasle, écrit l’absence et le chemin nécessaire et salvateur vers le prochain état de soi-même.

Étrange question du titre : Faut-il des murs pour faire une maison ? Le début du poème nous invite à reconsidérer les données brutes sur lesquelles on fonde habituellement des affirmations trop évidentes.

Ce sont d’abord des usages qu’accompagnent ou permettent des objets familiers. Aucune présence directe pour l’instant, seulement des traces, et puis des objets, un inventaire hétéroclite. Une conclusion répétée, comme pour s’en convaincre : « alors c’est une maison ». Nous l’envisageons dans sa familiarité rassurante, d’abord, avec « le lait les traces de doigts le lit ». La juxtaposition sans ponctuation lie les éléments dans une chaîne continue, créant le décor rassurant d’une vie de famille. La table a été renversée pour faire une cabane, maison imaginaire pour les enfants. 

« les enfants ont tiré un drap
par-dessus la table couchée
des peluches recousues y dorment
bercées par des mains graisseuses » 

Mais déjà l’absence est entrée dans le livre, entre les lignes, dans le blanc de la page. Quelques indices d’un désastre apparaissent : « la table du repas a été renversée, une lampe est tombée ». Les évidences basculent. « [L]a maison est en pluie. »

Comment s’interposer quand il est déjà trop tard ? 

« lève le bras pour arrêter un taxi
lève le bras pour arrêter un coup
lève les bras pour arrêter la pluie 

mets ton corps en travers » 

Comme la cabane rassurait et protégeait les enfants et leurs peluches, il est bientôt question de construire une tour, une forteresse, puis des remparts autour de la maison pour se protéger de ce qui s’y est passé. 

« il te faut
esprit forteresse
et des espoirs en hautes tours » 

Ce qui est en déréliction, jardin ou maison, touche une part de chacun des êtres qui y habitaient. Il faut fuir la maison, si c’est possible, sachant que ce sera fuir une part de soi-même. 

« nos doigts se sont resserrés sur les hautes herbes fragiles
du jardin
du jardin délaissé 

nous avons tiré sur le chiendent 

c’était trop tard 

nous ne le savions pas
nous étions déjà devenues de mauvaises herbes »

Gaston Bachelard avait ainsi caractérisé la maison : « Car la maison est notre coin du monde. Elle est – on l’a souvent dit – notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos. Un cosmos dans toute l’acception du terme. »1 Ce qui la détruit emporte plus qu’elle-même.

La quête de ce qui a été soustrait ne peut être résolue que par une restitution douloureuse. Avec cela, le miroir révèle des ressemblances effrayantes : des expressions de visage semblables à celles du disparu, une grimace qui ressemble à l’une des siennes… L’ambivalence des sentiments et d’une relation s’exprime ailleurs : 

« je t’ai enterré loin de moi
loin de ce que je suis
loin de mes colères » 

La maison-foyer est faite de murs et d’un toit, mais pas seulement. Ce sont d’abord des êtres qui la bâtissent sans toujours le savoir, surtout les enfants. Quand l’un de ces êtres disparaît, que devient cette maison ? Avec le poids si fort de l’irrévocable, la perception grandissante de l’irréversible, les planchers se gondolent, les tuiles se soulèvent, les murs se fissurent, des brèches s’ouvrent.

L’auteure dédie son livre à ses « adelphes », terme qui, en grec, désigne les frères. Avec la disparition qui semble être celle du père, c’est le nous de la famille qui est entamé. « [L]a mort d’un père ou d’une mère est presque notre mort ; et d’une certaine façon elle est en effet la mort-propre : c’est l’inconsolable qui pleure ici l’irremplaçable »2, écrivait Jankélévitch.

Ce qui fait la maison, ce sont des corps. Ce sont eux qui protègent, ou tentent de protéger face aux risques de vivre. Notre propre corps nous est donné, pas question de le choisir, et le moi intime l’habite : « j’habite la maison de mon corps », constate le poème, et « dans la maison de mon corps / les murs / ne sont pas de moi ». Une part de ce qui y vit et apparaît en surface n’a pas été choisie, a été transmise : 

« je ne veux pas vieillir et
t’épier dans les miroirs
avoir sous la peau quelque chose de toi
observer ta grimace qui plisse mes lèvres
étire mes joues
fronce mes sourcils bien moins bruns que les tiens » 

Comment concilier les nécessités du souvenir, de la présence sauvegardée et celles de la vie qui doit se poursuivre ? Comment s’enfuir et se construire une autre maison sur un sol enfin stable ? Pour franchir les murs, « sortir de là », trouver les fenêtres ou les portes en tâtonnant dans le noir ? 

« aujourd’hui j’ai
des yeux pour chercher l’amour
dans les rayons des bibliothèques 

des yeux pour dresser et détruire le décor
un corps pour écrire des poèmes » 

1. Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Presses universitaires de France, 1957.
2. Vladimir Jankélévitch, La Mort, Flammarion, 1977.

Isabelle Lévesque