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Article publié dans le n°1095 (16 déc. 2013) de Quinzaines

Paru en 1969, le troisième livre de Richard Yates assume clairement une dimension autobiographique, tout en étendant les thèmes qu’il aborde à une société tout entière tournée vers le désir et vers l’image.
Richard Yates
Un destin d'exception
Paru en 1969, le troisième livre de Richard Yates assume clairement une dimension autobiographique, tout en étendant les thèmes qu’il aborde à une société tout entière tournée vers le désir et vers l’image.

Nous sommes en 1944. Alors qu’il s’entraîne en vue de son incorporation dans un corps militaire qui partira bientôt pour la lointaine Europe, Bobby Prentice semble croire qu’il va changer de vie, faire les choix qui le définiront, faire preuve d’un héroïsme à même de le rétablir, à ses propres yeux, dans une dignité qui, depuis l’enfance, semble irrémédiablement lui échapper. Volontaire, il ne conçoit pas la peur qu’il éprouvera, les risques qu’il prend, la douleur d’une mère fragile qu’il fuit obstinément, et se laisse seulement guider par ce qu’il pourra se prouver à lui-même : « C’était exaltant », pense-t-il avec une naïveté dont on ne sait s’il faut en sourire ou en pleurer.

En effet, comme tous les personnages de Yates, ce jeune homme n’a pas de vie propre. Il s’abîme dans l’image qu’il se construit dans la solitude, envahi de toutes sortes de modèles artificiels qui lui imposent de vivre une manière de «rôle ». Enfermé dans une existence seconde, sans autonomie, il se figure, dans ce déni singulier de l’individualité, qu’il peut vivre plus intensément que les autres. Cette dimension projective, qui paraît proprement vider les personnages des romans de Yates, s’inscrit dans une dimension autobiographique pour la première fois nettement revendiquée. Les lecteurs de Menteurs amoureux (QL n° 1 074) auront pu se faire une idée de la manière dont les thèmes qui structurent toute son œuvre – l’abandon, l’alcool, la sexualité, la figure du père absent, l’infatuation de soi, l’inévitabilité de l’échec, la soumission à des images et des modèles extérieurs, la violence que l’on s’inflige sans fin… – prennent corps à partir d’une figure maternelle singulièrement instable, provocatrice et infantile à la fois, totalement asymétrique.

Un destin d’exception opère comme une matrice. Parce qu’il confronte Yates à sa mère, figure ambivalente de l’amour et de l’empêchement, objet d’une fascination stérilisante et d’une détestation virulente, paradoxale, parce que cette femme qui « refusait de jouer son rôle » synthétise les rapports instables d’un être avec le monde, l’impossibilité d’acquérir une volonté propre, la douleur de n’être pas ce que nous désirons. Une fois encore, tout se joue dans la dimension de projection des individus, dans leur capacité formidable de déni, cette vie factice qu’ils s’obstinent à poursuivre jusqu’à la fin.

Le roman ordonne deux temps opposés – d’un côté, celui d’une enfance ballottée au gré des errances d’une mère qui se rêve artiste, s’abîme dans l’alcool et trimbale son fils jusqu’à la déchéance, de l’autre l’aventure grotesque et douloureuse de la guerre, l’illusion de l’émancipation, le fol espoir déçu d’être un héros, quelqu’un d’estimable. Bobby ne sera finalement rien, nulle part, il échouera, passera à côté de ses rêves comme de la réalité. Sa vie avec sa mère n’est que fausseté, discours creux, illusions ridicules, mensonges plus ou moins énormes, son expérience de la guerre un échec cuisant, une désillusion morne, une initiation manquée. « Il n’avait rien prouvé, il n’avait rien fait de déterminant, rien qui puisse lui permettre d’expier sa faute, et il savait qu’il n’aurait jamais plus l’occasion de se racheter. » Le livre, précis, clair comme du cristal, rappelle la solitude essentielle de l’être, sa capacité à s’inventer autrement qu’il est, à projeter une identité faussée qu’il adopte jusqu’à disparaître en elle, son obstination à se soumettre et à abandonner sa liberté, à ne vivre que par le truchement d’une fiction caricaturale et archétypique, à se laisser aller, finalement, à n’être pas vraiment.

La vie n’est qu’une infinie déception, une pure défaite, semble nous dire sans cesse l’écrivain. Elle n’est qu’une sempiternelle régression, un abandon, un échec lamentable. On ne peut passer qu’à côté d’elle, la manquer, être autre chose que ce qu’on désire le plus ardemment. Il ne demeure que l’insignifiance, le vide, la tristesse lucide. Après des textes virtuoses et puissants – La Fenêtre panoramique (1961) et Onze histoires de solitude (1962) –, Yates assume de porter lui-même le poids de sa vision radicale du monde. Il énonce ici deux de ses expériences fondatrices : le détachement d’avec la mère dans une grande douleur et l’expérience de la guerre ; le sentiment de ratage des occasions, le ridicule qu’il y a à vivre, la souffrance terrible qui résulte de ce qu’on n’a rien fait en réalité. L’écrivain ne peut, semble-t-il, trouver d’échappatoire au néant de sa vie propre qu’en élargissant son expérience singulière à la société qui le construit, la projetant, à une plus grande échelle, la renversant, sans que nous puissions discerner si l’individu est innocent ou coupable, si la liberté peut exister ou si elle n’est qu’une illusion de plus, une fable que nous nous répétons pour ne pas sombrer.

Hugo Pradelle