Maurice Nadeau avec Sade

Article publié dans le n°1037 (01 mai 2011) de Quinzaines

En 1947, alors qu’il collabore à Combat, et que l’Histoire du Surréalisme en deux volumes est déjà reconnue comme un livre qui renouvelle la connaissance du mouvement et à bien...

En 1947, alors qu’il collabore à Combat, et que l’Histoire du Surréalisme en deux volumes est déjà reconnue comme un livre qui renouvelle la connaissance du mouvement et à bien des égards lui donne ses lettres de noblesse, Maurice Nadeau publie un essai sur Sade, Exploration de Sade, suivi d’une anthologie des œuvres du Marquis. L’ouvrage paraît dans une collection dirigée par Armand Hoog, normalien, alors critique littéraire à Carrefour, romancier et, à partir des années cinquante, professeur de littérature française à Princeton, homme d’une grande curiosité intellectuelle et d’une ample culture. Le volume a de la prestance. Il est tiré à 3  000 exemplaires sur un beau papier, ce qui n’est pas aussi fréquent qu’on serait tenté de le croire en cet immédiat après-guerre.

Les Éditions de la Jeune Parque ne participent apparemment pas de la mode des récits de guerre ou des témoignage sur l’Occupation ou les camps de prisonniers. Comme le suggère son titre, inspiré par Valéry, elles s’intéressent à la littérature et la collection où se publie l’essai de Maurice Nadeau « Le cheval parlant » se présente comme consacrée à une littérature qui « est autre chose que la littérature (et qui propose des modes d’existence, des façons de voir, de sentir, de s’habiller, de souffrir et de faire souffrir […]. Le symbole du cheval parlant qui incarne la vie inconsciente des désirs montre assez notre direction ». À notre connaissance, la collection compta trois titres, celui de Nadeau, Les Chants de Maldoror commentés par Julien Gracq et Vautrin de Balzac par Jean-Louis Bory.

Pourquoi Maurice Nadeau a-t-il choisi l’œuvre de Sade, à un moment ou certains s’interrogent sur les camps de la mort comme inscription des rêves insensés de Sade dans l’Histoire de notre temps ? Je pense à Raymond Queneau dans un article repris dans Lettres, bâtons et chiffres, ou à Simone de Beauvoir qui se demande « Faut-il brûler Sade ? » dans Privilèges. Face aux images de l’extermination des juifs et des tziganes par les nazis, Sade est érigé en problème et certains, comme Raymond Queneau, en viennent à regretter leurs enthousiasmes passés. Œuvre inquiétante donc que celle de Sade, mais bien présente dans les esprits et parfois même dans le débat public. Ainsi, les communistes, excluent d’entrée Sade, auteur d’une œuvre décadente, faite pour plaire à des esthètes bourgeois pervers et corrompus. C’est l’occasion pour Jacques Duclos de répéter que « la pornographie n’est jamais révolutionnaire ».

Pourtant il existe un intérêt intellectuel évident pour l’œuvre de Sade. Certaines de ses œuvres, non menacées par la censure, sont alors publiées avec d’importantes préfaces. En même temps qu’il réunit les textes critiques de Félix Fénéon et polémique avec le CNE, Jean Paulhan donne une longue préface, prenant à contre-pied quelques idées reçues, en 1946, dans Les Infortunes de la vertu, avec une notice de Maurice Heine, une bibliographie de Robert de Valençay et une introduction de Jean Paulhan, intitulée « La douteuse Justine ou les revanches de la pudeur ». En 1948, paraît Eugénie de Franval avec un poème de Gilbert Lély et des illustrations de Valentine Hugo. L’Aigle Mademoiselle, ensemble de lettres de Sade écrites de la Bastille, avec préface et commentaires de Gilbert Lély paraît en 1949. On est certes loin des publications, souvent interrompues par la censure, mais toujours renaissantes, qui vont se multiplier à partir des années soixante.

C’est dans ce contexte qu’il convient de situer l’essai de Maurice Nadeau. Cette même année 1947 paraît l’ouvrage de Pierre Klossovski, Sade, mon prochain. Donc sans utiliser pour autant les catégories forgées par Taine pour son La Fontaine, nous sommes dans un moment où Sade fait débat et le projet d’une collection dans laquelle il a pleinement sa place. Comme disent les théoriciens de la réception, il existait dans les années de l’immédiat après-guerre, un horizon d’attente pour l’œuvre du Marquis.

L’œuvre de Sade ne pouvait, en outre, être étrangère à qui avait consacré au Surréalisme de nombreuses années de lecture. Nadeau a nécessairement rencontré Sade commenté et exalté. Ne vient-on pas dans cet immédiat après-guerre de publier enfin l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton, dont la guerre et l’Occupation avait retardé la sortie. Sur ce point, inutile d’aller plus loin, la dette envers les surréalistes est clairement présentée dans une note qui précède les premières lignes d’Exploration de Sade. Dans un décor rouge et noir, s’y dresse un Sade anarchiste et révolutionnaire dignifié par les surréalistes.

Ajoutons à ce panorama des incitations à la réflexion sur Sade, une particulière dans le cas de Maurice Nadeau, son amitié avec Pascal Pia, à qui Exploration de Sade est dédié. Pascal Pia est un connaisseur de Sade et plus largement de la littérature érotique, à laquelle il a consacré son érudition, qui était immense. Maurice Nadeau n’a cessé de rendre hommage à sa culture, sa curiosité, sa générosité intellectuelle.

La situation était paradoxale. S’il existe alors un désir d’explorer la pensée sadienne, de commenter ses œuvres de la part d’intellectuels qui pensent que la Libération va permettre que se lèvent les interdits, les œuvres du Marquis demeuraient d’un accès difficile. La bibliographie que donne Maurice Nadeau est, à cet égard, significative. On y trouve les éditions établies par Maurice Heine pour Stendhal et compagnie (La Philosophie dans le boudoir et Les 120 journées), mais pour Juliette ou les prospérités du vice et pour Justine ou les malheurs de la vertu, ou La Philosophie dans le boudoir, Nadeau a recours à des éditions de 1791 ou de 1795, ou des reprises dues à Poulet-Malassis. Une forte demande donc, le début d’un mouvement critique et l’obligation de recourir à des œuvres publiées sous le manteau ou d’accès difficile. Il existe donc un écart. Au commentateur d’en jouer.

Dans ces conditions, on comprend que les treize premières pages soient consacrées à dénoncer les ennemis de l’œuvre du Marquis, de Villeterque à Octave Uzanne, et à établir le tableau de ses contempteurs, qui en font « un génie universel ». Ces jugements opposés et aussi tranchés d’un côté comme de l’autre permettent à Maurice Nadeau de poser l’œuvre de Sade comme « un Sphinx à l’entrée des Temps modernes » et d’analyser en bonne méthode critique les paradoxes de la vie et de son œuvre.

C’est donc d’abord un Sade lavé des dénonciations trop radicales pour être honnêtes et des rapprochements avec les formes de la barbarie que la guerre vient de révéler que se consacre en préambule Maurice Nadeau. Si l’on accepte d’inscrire, comme le font les surréalistes, l’œuvre de Sade dans une perspective révolutionnaire « quatre lettres noires sur une étoffe rouge, qui bat faiblement au niveau du sol et chante la poésie, la Révolution », si l’on pose qu’il est « en nous, […] partout autour de nous », on refuse tout naturellement de l’inscrire dans une histoire qui nous est proche. Voilà sans doute une première contradiction, qui va conduire Maurice Nadeau à relever d’innombrables paradoxes dans le système sadien, auxquels il attribue une valeur dialectique.

Sa vie d’abord, ce grand seigneur poursuivi pour des comportements sexuels, pourtant coutumiers aux hôtes du Parc-aux-Cerfs, interdit par tous les régimes même ceux qui prônent la liberté ou pratiquent le relâchement des mœurs. Maurice Nadeau avance contradiction après contradiction pour conclure que Sade, c’est le paradoxe, et un esprit qui cherche à provoquer le scandale (Maurice Nadeau utilise pour sa démonstration le pamphlet anti-napoléonien, Zoloé et ses acolytes, dont il est admis aujourd’hui qu’il n’est pas de Sade). Mais le scandale ne relève pas seulement d’un goût extrême de la provocation. De fait, « la Révolution qu’il prône est autrement profonde et novatrice que celle qu’il subit. Non seulement politique et sociale, mais morale, philosophique, poétique, elle vise à préparer la venue d’un homme nouveau ». Maurice Nadeau pour décrire ce penseur d’exception trouve des formules à la Stirner : « Unique dressé contre tous ».

Sade défini comme ce libertaire absolu, cet esprit libre malgré ses enfermements, cette imagination sans limites, il reste à Maurice Nadeau à refuser les voies étroites qu’on assigne parfois à son œuvre. Si Sade à travers ses personnages peut apparaître comme un professeur de libertinage, un amateur de catalogue des pratiques libertines, il n’est pas un psychiatre. Ses excès sont autant de moyens de libérer. D’où une définition du libertinage comme « activité totalitaire » (le mot n’a pas alors tout le sens que nous lui donnons). Elle refuse les voiles et autres gazes, transgresse les interdits langagiers et se donne libre cours de nommer et de montrer. Une telle activité impose une logique effrayante et le monde sadien renvoie à une pensée pascalienne inversée puisque, selon lui, l’homme est divin et Dieu ne l’est pas. La nature à laquelle il fait référence n’est pas un substitut à Dieu, ni même à un terrifiant Maître des Ténèbres. La Nature lance des espèces, soumises à une transformation perpétuelle. La philosophie du Marquis, comme le montre Maurice Nadeau, ne peut se résoudre au matérialisme du XVIIe siècle. Non comme le prétendait le marxisme parce qu’il est mécaniste, mais qu’elle se situe dans un autre espace, un ailleurs moral, une table rase. Comme le note Maurice Nadeau, Sade rejette « les chaînes morales, religieuses et sociales, les coutumes et les usages, les civilisations ». Par ce dernier rejet, une notion désignée par un terme, inventé par les Lumières, clé de la nouvelle philosophie de l’Histoire posée, malgré les dénégations rousseauistes, comme un dogme, Sade montre sa radicale différence.

Maurice Nadeau, ayant montré les aspects contradictoires de la philosophie de Sade, conclut qu’elle se résout en une morale exigeante qui naît des refus, reçus par l’opinion comme autant de scandales, mais deviennent les sources d’une liberté à conquérir. Ce qui ne va pas non plus sans quelques contradictions. Ainsi sa conception de l’homme, mélange de pur égoïsme et d’hypersensibilité, sa nostalgie de l’autre et son refus, illustrés par la « Société des Amis du crime » ou les couvents libertins. Dans cette démonstration, Sade est déclaré ni fasciste, ni chrétien en quête désespérée d’un Dieu qui se dérobe. « L’œuvre de Sade, convient encore moins aux suppôts de la Terreur, aux adeptes de la “volonté de puissance”, aux fascistes, aux tortionnaires des camps de concentration, en un mot à tous les sadiques par raison d’état. » La cause est entendue : Sade est révolutionnaire. Le monde auquel il a songé n’est pas celui des bourreaux libres d’assujettir et de torturer leur prochain, mais son au-delà, celui où l’homme riche d’une connaissance hors limites de soi, « sera délivré à jamais de l’envie de s’en servir ». Ce n’est pas un hasard ou une facilité si cette Exploration de Sade se clôt sur un « Sade poète révolutionnaire ».

Notre époque n’est plus tellement sûre que puisse advenir un homme nouveau dont rouges et noirs nous ont promis l’avènement sur un monceau de sacrifiés. Elle est peut-être moins sensible à la morale sadienne que ne l’était, il y a plus de cinquante ans, Maurice Nadeau. Les contradictions relevées minutieusement dans Exploration de Sade sont encore perçues. On préfère les appeler des tensions. L’histoire des lectures de Sade ne peut être conçue comme un progrès continu, une espèce de marche, lente mais assurée, vers la vérité d’une pensée et d’une œuvre et il ne s’agit pas d’opposer, d’établir un classement ou un palmarès. Selon l’époque les questions posées à une œuvre se déplacent et se modifient. Les demandes adressées à une pensée ne cessent de changer.

Je ne cherche pas à me dérober. J’ai lu Exploration de Sade il y a quelques décennies, quand il convenait de travailler sur Sade pour montrer sa liberté d’esprit et son non-conformisme. J’étais sans doute plus séduit par une analyse mettant en avant l’aspect libertaire de Sade que je ne le suis aujourd’hui. Mais à la relecture je reste frappé par la qualité de ce qui est véritablement une exploration de textes complexes, accompagnés autant de refus que d’éloges et précédés d’une légende à laquelle le lecteur n’est jamais totalement insensible ou étranger. Maurice Nadeau embrasse la totalité des écrits connus, les explore à tous leurs niveaux de signification, met à jour le système philosophique qui les ordonne, repère leurs contradictions, en visite les moindres recoins, en tire les leçons nécessaires. C’est sans aucun doute un des premiers textes qui fait l’effort de ne pas réduire une pensée touffue à quelques axiomes ou mots d’ordre, sans percevoir les contradictions et le mouvement d’une pensée, et sans se donner la peine d’aller plus loin que les apparences.

Les exemples de rigueur ne sont pas si nombreux pour qu’on veuille les oublier, même s’ils furent découverts il y a aujourd’hui plus de quarante ans.

Jean M. Goulemot

Jean M. Goulemot