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Ménage à trois avec peluche

Article publié dans le n°1102 (01 avril 2014) de Quinzaines

« Poupée », onzième livre d’Alain Sevestre, se passe à Londres. Julie, une jeune Française, y a été attirée par la puissance et l’étrangeté de la ville. Elle en jouit grâce  à son riche amant, banquier et spécialiste de la fusion-acquisition, moins doué pour des relations intimes, hormis celle qu’il entretient avec son lion en peluche. Dans un monde néolibéral, peut-on encore former des attaches permanentes ? Les êtres – animés ou inanimés – sont-ils devenus interchangeables ?
« Poupée », onzième livre d’Alain Sevestre, se passe à Londres. Julie, une jeune Française, y a été attirée par la puissance et l’étrangeté de la ville. Elle en jouit grâce  à son riche amant, banquier et spécialiste de la fusion-acquisition, moins doué pour des relations intimes, hormis celle qu’il entretient avec son lion en peluche. Dans un monde néolibéral, peut-on encore former des attaches permanentes ? Les êtres – animés ou inanimés – sont-ils devenus interchangeables ?

Tout commence dans l’Eurostar qui conduit l’héroïne de la Gare du Nord à celle de Saint-­Pancras. Le train va vite : en deux heures et demie, on quitte une vie familière et ennuyeuse pour une autre plus aventureuse du côté anglais de la Manche, dans la capitale d’une civilisation plus rude. Mais Julie, une Française de vingt-­huit ans, n’est pas sans ressource. Elle a un point de chute à Londres : son amant, François Dyvrande, un homme d’affaires prospère qu’elle fréquente depuis deux ans lors de ses déplacements professionnels, et qui lui a promis un poste et un logement. Il a besoin d'elle à ses côtés, même s'il n'est pas encore prêt à quitter femme et enfants. Elle est si fière de sa relation !

A sa voisine de train, elle annonce qu'elle va rejoindre « François Dyvandre », nom qu’elle prononce comme si c’était celui d’une célébrité. La dame, une bourgeoise habillée de façon classique, semble perplexe, elle ne connaît pas cette personne. Comment peut-­t-­on expliquer l’indiscrétion de Julie ? A-­t-­elle envie de nuire au mariage et à la réputation de son amant ? Est-­ce une façon de cracher sur les valeurs d’une classe sociale qu’elle méprise et qu’elle envie ? Julie voudrait tout prendre de ces gens. Elle profite de ce que sa voisine se lève pour aller aux toilettes pour subtiliser l’échantillon de crème Lancôme de son magazine et un calepin noir à tranche dorée, faute d’oser saisir, à cause de la présence d’un autre passager, le portefeuille en veau qu’elle apercevait par l’ouverture de son sac.

La prose d’Alain Sevestre va aussi vite que le train. Comme celle de Bret Easton Ellis, elle est balisée par des noms de marques, façon de prendre acte de la frénésie consumériste de notre société et de la soif insatiable, créée par la publicité, de produits qui peuvent conférer une identité à des gens rongés par un sentiment de vide. C’est le cas de Julie qui, malgré son désir d’être actrice, manque de résolution. Elle attend que le bonheur lui tombe du ciel, elle s’estime déjà star. Le plus miraculeux, c'est que le lecteur finit par le penser aussi. Pourtant, sur le papier, elle n’a rien d’exceptionnel.

Lorsqu’elle s’assoit dans l’Eurostar, elle redistribue les objets de son sac à main, ce qui donne l’occasion d’un petit inventaire qui révèle à quel point elle se définit par ses failles, ses angoisses et son conformisme : « Un portefeuille orange imitation croco ; une enveloppe avec CV et lettre de motivation rédigés en anglais ; le Cosmo du mois en minimag ; un paquet de mouchoirs en papier Amor ; dans sa pochette cadeau Chanel noire, des médicaments : Alka-­Seltzer ; plaquette de pilules, Doliprane, Smecta, Xanax, Valium, Pétapernal (en version 10 mg, mais sécable) ; Elavil ; Spasfon ; Cicaplast ; pince à épiler ; deux chouchous, gel anti-­bactérien pour les mains ; puis, dans diverses poches et plus souvent en vrac, un baume à lèvres Lush, son iPhone, un gloss ; deux stylos ; une boîte de Tic Tac à la fraise, de la poudre nude de L’Oréal ; un rouge à lèvres, un parapluie ultra-pliant rose fuchsia, une petite bouteille d'Evian, un déo bille, deux briquets, un paquet de Philip Morris marron, un accroche-sac en forme de coeur, un miroir de poche PB Cosmetics qui produit de la lumière, une brosse pliante, un iPod et ses écouteurs au fil emberlificoté, un porte-monnaie avec un grenouille porte-bonheur. » Pour clore la liste, le narrateur ajoute : « Et aucune clef ». Julie n'a pas de chez soi.

L’usage des listes, cher à Georges Perec, se trouve ici porteur d’une charge érotique. L’accumulation de petits éléments concrets permet au lecteur de s’approcher de Julie, de la déshabiller. C’est un personnage qui n’a aucun scrupule à se mettre à nu, au propre comme au figuré. Arrivé à Londres, elle téléphone chez François Dyvrande, se présente à sa femme et lui apprend leur liaison, étayant, pour les rendre plus véridiques, ses révélations sur des détails de la vie familiale de son amant.

En attendant l’appartement promis, elle loue une petite chambre au sous-­sol d’un hôtel crasseux, et se pointe chez Perkins, la boîte de vente en ligne de produits bon marché où François lui a trouvé un emploi. Ses responsabilités se limitent à la correction de la traduction française des publicités. C’est le summum du travail absurde, aliénant et dégradant. Elle sera limogée. À ce moment-­là, François, qui n’en veut pas du tout à sa maîtresse de sa trahison, lui proposera de devenir sa secrétaire personnelle, à condition qu’elle ne porte pas de slip dans son bureau.

Mais elle n’aura pas besoin de cette fonction parce qu’elle aura déjà trouvé un nouveau sponsor, Edgar, financier et conseiller en fusion-acquisition, qui est en train de préparer un gros coup, le rachat par l’Indien Tata Motors de Jaguar et de Land Rover. Ils se sont croisés plusieurs fois au French House, un pub de Soho fréquenté par des artistes où Julie a pris l'habitude de se saoûler et de se faire ramasser par n’importe qui, pour se retrouver le lendemain toute seule dans la rue, sans aucun souvenir de la veille.

Si elle se comporte comme une prostituée, elle n'en tire aucun bénéfice, à part les consommations qu’on lui offre au pub. D’ailleurs, elle n’aime pas les cadeaux. Quand plus tard Edgar lui achètera une Lady-­Datejust, elle se fâchera, pensant qu’il veut la piéger ou l’humilier. Même chose quand, lors de vacances à Rome, il s’agira d’un porte-­monnaie dans la boutique Prada. Leur histoire d’amour – malgré toute attente, là est l’enjeu du roman – débute dans une autre boîte, le RendezVous, très sélective celle-ci, où François l’emmène un soir. Fidèle à son goût d’épater le bourgeois, elle jette l’une de ses chaussures sur une table, verse une bouteille sur la tête d’un client, enlève sa culotte et l’écrase sur le visage d’un autre, pisse entre deux fauteuils au milieu de la salle principale.

Elle abandonne François pour rentrer avec Edgar, qui ne croit pas à sa bonne fortune, et qui s’agenouille pour l'aider à enfiler ses chaussures - Julie n'arrive pas à le faire toute seule – acte qui situe cette fable dans la lignée de Cendrillon. Ou plutôt de Pretty Woman ? Dans les vingt-­quatre heures qui suivent, Edgar ne parviendra pas à « consommer » leur amour. Comme tous les riches, il est obsédé par la propreté et les microbes, ce qui rend d’autant plus émouvant son faible pour Julie. L’essentiel de leurs ébats consiste alors dans ses tentatives de déballer des préservatifs et de les enfiler avant de prendre pos­session de son butin. Celui-­ci assiste avec indifférence à son épreuve.

Mais Edgar a déjà l’habitude d’une relation intime, charnelle et asexuée avec un colocataire. Il s’agit du narrateur de Poupée, l’être qui a le plus de prix au monde, quelqu’un d’irremplaçable qu’on remplacera pourtant plusieurs fois. Le dernier défi pour Julie sera de pouvoir s’adapter au triangle amoureux qui se met en place avec lui. Elle, si jalouse de nature, surmontera-­t-­elle son complexe d’infériorité par rapport à un lion en peluche ? Dans un monde froid et mécanique, cet « animal » coupé de ses instincts primitifs et dont l'identité se décline à l'infini, ne nous montre-t-il pas la voie à nous tous ? Qui est donc la véritable « poupée » de ce roman ?

Steven Sampson

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