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Mille et un jours

Le dernier texte de Michèle Finck propose à la fois un témoignage, un récit, un engagement. Mais c’est aussi tout simplement un poème qui offre la résistance comme perspective.
Michèle Finck
Poésie Shéhé Résistance
Le dernier texte de Michèle Finck propose à la fois un témoignage, un récit, un engagement. Mais c’est aussi tout simplement un poème qui offre la résistance comme perspective.

Le livre est publié par les jeunes éditions Le Ballet Royal, qui se spécialisent dans les textes destinés à la scène. Il s’agit d’un livret-poème écrit pour un « opératorio » composé par Gualtiero Dazzi, Boulevard de la Dordogne, qui sera créé à Strasbourg en novembre 2019. Cette œuvre mêlera les témoignages de migrants alsaciens de 1939, bien accueillis en Dordogne, à ceux de migrants actuels.

L’implication de Michèle Finck dans une œuvre musicale ne peut étonner, puisque nous la savons passionnée par les rapports entre la poésie et les autres arts1. Pour cet « opératorio », elle nous conte l’histoire de Shéhé, réfugiée syrienne, et celle d’une professeure d’université devenue scribe pour elle.

Shéhé étudie à l’université d’Alep malgré l’opposition violente de son père. Quand, en 2012, la guerre débute, elle doit fuir sa ville et connaît l’exil en Turquie, au Liban, en France et en Suisse. Elle résiste aux exigences de son père comme à la guerre. Elle connaît la vie de SDF, la fuite, le dénuement et toujours la lutte.

Dans le poème, deux voix se mêlent que distingue la typographie : caractères romains pour la scribe, italiques pour cette Shéhérazade qui affronte elle aussi tant de dangers, mais dont les contes sont ceux de sa propre vie.

Le titre plante trois stèles à l’entrée du poème. Le nom de Shéhé est soutenu par ce qui la fait tenir debout : la Poésie et la Résistance (idée si chère au compositeur).

La langue, comme éboulée, dispose des mots, seuls ou en groupes, séparés par des silences qui hachent ou scandent le fil du discours : « Même     éboulée     ma langue peut     dire. » Les syntagmes ont volé en éclats, la fracture de la guerre est passée.

« Basculé.   Tu étais : Dans.   Et soudain :
Shéhé Hors Shéhé. » 

L’éloignement d’Alep et de la Syrie, la fin des projets d’études, l’exil est double:

« Enfant-soleil     est morte       en toi. »

Une extraction s’est produite : Shéhé, chassée du paradis comme de soi, a dû rompre avec son passé contenu en plusieurs noms, sans déterminant, juxtaposés :

« Maison.   Voyage.   Piscine.   Maison. »

Des choses perdues, la langue de la poète porte trace : elle cherche des points d’appui. Comme la vie a vacillé, la langue meurtrie s’avère lacunaire.

Des mots, des expressions ou encore un refrain, reviennent :

« Tout le monde a une voiture
Et mon grand-père a un âne.
Keloon andoon siyarat
Wjiddi ando homar. » 

Les phrases simples de Shéhé témoignent du refus de laisser disparaître le passé aboli : « J’étais une enfant gâtée. » Elles rappellent l’étudiante brillante, battue parce qu’elle refusait le voile et l’interdiction pour une femme de travailler, insoumise alors que le péril déjà approchait.

À Strasbourg, la rencontre entre la jeune réfugiée et l’universitaire se fait sous l’égide de trois autres stèles : « Littérature     Arts     Philosophie ».

« Tu dis :     "Moi     réfugiée syrienne     veux faire
Un diplôme     sur les femmes françaises
Écrivains.     Sur leurs     autobiographies.
Duras.     Sarraute.     Annie Ernaux."
Et tu dis :     "Veux     ajouter
Hala Kodmani.     Une Franco-Syrienne.
Son autobiographie :     La Syrie promise." » 

La rencontre est enregistrée par le texte qui en témoigne :

« Tu me dis : ″Je m’appelle Shéhé.
Ça signifie     reine     en persan." »
« Je te dis : ″Je m’appelle Finck.
Ça signifie   prison     en allemand. » 

Trait d’union par le rire commun et l’histoire entrée dans la vie professionnelle de la professeure de littérature. Avec les attentats de Paris, Shéhé sent que la guerre gagne. Elle en oublie les mots de la langue française, ne peut plus construire ses phrases. Ayant quitté Strasbourg pour Nice, elle assiste à l’attentat du 14 juillet 2016. Après bien des vicissitudes, Shéhé va reprendre le travail pour son diplôme avec l’aide de la professeure qui, là aussi, lui servira de scribe.

Mais qui est donc cette Shéhé venue de si loin ? C’est tout simple :

« Nom : Shéhé.     Pays : Syrie.     Métier :
Être humain.     Comme nous tous. » 

Aux nouveaux sultans Sharyar qui propagent la mort et la haine, à ceux qui veulent dresser des murs, la poésie résiste.

1. Signalons, à côté de ses recueils de poésie, certains de ses essais : Poésie moderne et danse. Corps provisoire (Armand Colin, 1992) ; Poésie moderne et musique. Vorrei e non vorrei (Champion, 2004) ; Épiphanies musicales en poésie moderne, de Rilke à Bonnefoy : le musicien « ­panseur » (Champion, 2014).

Isabelle Lévesque

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