Ninon de Lenclos

Il existe dans l’histoire culturelle des personnages auxquels on attribue un rôle essentiel sans que l’on sache vraiment qui ils étaient et ce qu’ils ont fait exactement. Ils sont pensés comme des phares, des compagnons, des passeurs obligés en leur temps, trace imprécise mais indispensable à notre compréhension d’une époque ou même parfois d’une œuvre.
Michel Vergé-Franceschi
Ninon de Lenclos. Libertine du Grand siècle
(Payot)
Il existe dans l’histoire culturelle des personnages auxquels on attribue un rôle essentiel sans que l’on sache vraiment qui ils étaient et ce qu’ils ont fait exactement. Ils sont pensés comme des phares, des compagnons, des passeurs obligés en leur temps, trace imprécise mais indispensable à notre compréhension d’une époque ou même parfois d’une œuvre.

Les surréalistes ont traqué ces hommes et ces œuvres de référence, qu’il s’agisse de Lautréamont, de Sade ou de tous les prédécesseurs qu’évoque André Breton dans ses Manifestes. Entendons-nous, il s’agit moins de sources que d’éclaireurs qui préfigurent les ruptures à venir.

Ainsi en est-il de Ninon de l’Enclos ou Lenclos (1623-1705), fille bien née, musicienne et chanteuse, femme pleine de beauté et de grâce, amoureuse célèbre, louée par ses contemporains pour son charme, devenue personnage de roman dans la Clélie de Madeleine de Scudéry. Elle eut une foule d’amants. Sa longévité amoureuse fut telle qu’on lui prêta abusivement une liaison avec le petit-fils de la marquise de Sévigné après qu’elle en eut entretenu une avec son père et avec son grand-père. Ses conquêtes furent innombrables, ses amants, tous riches, puissants et célèbres : des princes du sang, des maréchaux de France, des officiers généraux, des hommes de lettres, des ducs et pairs, des marquis, des financiers.

Bien née, si l’on s’en tient aux noms, d’une mère un peu moins dévote qu’il n’y paraît. Celle-ci aurait même été, à en croire Michel Vergé-Franceschi, sans morale. Quant au père, soldat, musicien de talent, porté sur les femmes et le vin, il est poursuivi pour l’assassinat d’un général de l’artillerie du doge. Obligé de fuir, il abandonne sa famille. Faut-il en déduire que Ninon a hérité de son père ses talents musicaux, son goût de la danse et du chant, mais aussi une sexualité ardente et passionnée ? Doit-on se rallier, avec quelques nuances, à l’affirmation de Cervantès dans le Don Quijote : « puta la madre, puta la hija », selon un déterminisme un peu court ? Il semble qu’aient dominé chez la jeune Ninon un refus des contraintes, une volonté d’indépendance. D’après les mémorialistes du temps, Ninon vit tôt de ses charmes.

À vingt ans, elle est mère célibataire, mais entretenue. On la « chansonne » dans Paris, en termes souvent grossiers ou inquiétants au regard des règles morales d’un pays chrétien. Scarron lui souhaite de faire gras toute l’année à la façon de ceux qu’on appelle « libertins » ou « esprits forts », ou comme la digne fille de son père, connu comme « épicurien ».

Cette hérédité hypothétique est moins importante que le bagage culturel que Ninon doit à ses précepteurs déclarés – comme Vauquelin des Yveteaux – ou occasionnels, tels Scarron, Tallemant des Réaux, Saint-Évremond ou Fontenelle, qui témoigneront de la beauté et des talents de leur élève – et plus si opportunité. Précoce en savoir et en liberté d’esprit, elle l’est aussi en amour. Elle se fait vite (trop, peut-être) une réputation de prostituée, à en croire les contemporains. Elle eut pour premier amant le cardinal de Richelieu, que suivirent le marquis de Sévigné, le maréchal de Coligny… Ce fut la valse des amants, les uns payants et les autres de caprice, qui risquait de devenir une sarabande, et dont triompha la prudence de Ninon, qui sut placer son argent, économiser sa dépense et s’installer comme salonnière.

La voilà atteignant ses trente ans, peinte ici en « rebelle intéressée ». Trois de ses vices commencent à nourrir l’animosité des dévots et des « âmes bien-pensantes » à son égard : sa manière de gagner de l’argent, celle de se comporter du point de vue religieux, sa bienveillance envers l’homosexualité. Un banquier gère ses biens et ses dettes. Cet argent gagné à la sueur de son corps choque moins que son impiété : on mange gras chez elle durant le carême et elle ne cache pas son incrédulité ; elle est amie avec Boisrobert, prêtre, homme de théâtre, débauché, « bourgmestre de Sodome », ami des poètes libertins comme Saint-Amant et Théophile de Viau.

En 1652, Ninon connaît un grand amour : Villarceaux, qui possède des terres et un château dans le Vexin. Elle y file le presque parfait amour avec son amant, marié et père de famille, et semble, à l’étonnement de ses amis, ne pas souffrir de son éloignement de Paris. De cette liaison passionnée naît un fils. Ninon et Villarceaux reviennent à Paris en 1654. La reine Anne d’Autriche intervient car la liaison de Ninon et les avantages financiers qu’elle en retire menacent l’ordre social. Ninon est enfermée sur ordre du roi en mars 1756 aux Madelonnettes, paroisse Saint-Nicolas-des-Champs. On connaît alors une période de rétablissement de l’ordre moral. On saisit des ouvrages pornographiques et libertins, on poursuit des maquerelles, on condamne à l’exil Boisrobert, à l’homosexualité trop flamboyante. Soupçonnée d’être à l’origine de troubles qui menacent la quiétude du couvent, Ninon est internée dans un couvent picard plus rigoureux. Elle y recevra la visite de la reine Christine de Suède. Ninon sort du couvent en mars 1657 et s’installe à Paris, dans le Marais. Villarceaux est mort.

Le temps a passé. La vie de Ninon change. Elle séduit plus par son esprit que par son corps vieillissant. Rue des Tournelles, elle reçoit Charles Perrault, Molière, Huygens, des ambassadeurs. Elle tisse des liens avec Mme de La Sablière, Mignard, Boileau, Tallemant des Réaux, sans devenir pourtant une femme de lettres. Elle écarte de son monde les ivrognes, les incultes, les précieux, les pédants. Pour elle, il n’est d’originalité ou de marginalité que de l’esprit. Comme le note Vergé Franceschi, « sa maison est peut-être la seule où l’on ose encore faire usage de l’esprit, et où l’on passe des journées entières sans jeu et sans ennui ». Elle apparaît comme une femme d’esprit, une femme d’expérience (en amour et pour la connaissance du cœur et du corps). Elle continue à séduire à soixante ans, par sa réputation plus que par sa beauté. La formule est cruelle, mais vraie : elle est devenue « un monument historique que l’on visite ». Saint-Évremond prétend que « la nature commencera par [elle] à faire voir qu’il est possible de ne pas vieillir ».

En 1693, Ninon a soixante-dix ans, elle ouvre rarement sa porte aux visiteurs. Elle se consacre à la lecture et écrit de nombreuses lettres à ses vieux amis. Quand son humeur est plus gaie, elle reçoit. Elle a conscience de survivre à un siècle qui la fuit. Ses amis meurent : Jean de La Fontaine et bien d’autres. Elle en souffre et les maladies la guettent. Son corps ne cesse de s’affaiblir, mais son esprit demeure vif. L’abbé de Chateauneuf, un de ses derniers fidèles, a dressé son éloge funèbre en vers: « Il n’est rien que la mort ne dompte / Ninon, qui, près d’un siècle, a servi les amours / Vient de finir ses jours / Elle fut de son sexe, et l’honneur et la honte / Inconstante dans ses désirs / Délicate dans ses plaisirs / Pour ses amis, fidèle et sage / Pour ses amants, tendre et volage / Elle fit régner dans son cœur/ Et la galanterie, et l’austère pudeur / Et montra ce que peut le triomphant mélange / Des charmes de Vénus et de l’esprit d’un ange ». Il fallait être un abbé, au sens où l’entend le XVIIIe siècle, pour faire un tel éloge de l’amie disparue.

Cette biographie foisonnante ne va pas sans poser à propos du genre qu’elle illustre quelques interrogations. Ninon de Lenclos fut une libertine comme le rappelle le titre. Libertine de mœurs mais aussi de l’esprit. Pour le corps, les preuves sont données. Mais pour l’esprit elle était incrédule et peu respectueuse de la morale commune imposée par l’Église. Ce n’est pas suffisant pour être de ces libertins érudits dont René Pintard a dressé le portrait. Il nous manque une œuvre – des écrits qui témoigneraient d’une contestation argumentée –, comme celles de Jean-Jacques Bouchard, des frères Dupuy, de Samuel Sorbière, de Gabriel Naudé et de leurs amis. La culture de ces érudits, souvent d’un ascétisme peu compatible avec le libertinage des mœurs, va bien au-delà de l’incrédulité.

Cette absence d’une œuvre à laquelle se référer rend nécessaire le recours à des témoignages extérieurs, à la rumeur parfois. Pour nourrir un récit qui parfois s’appauvrit, pour chaque témoin, on donne une généalogie impressionnante, qui fait qu’on en sait plus sur ce témoin, un second rôle, que sur le sujet de la biographie. Des questions à poser demeurent, de fait, en suspens. Comment expliquer l’importance que lui ont reconnue ses contemporains et un certain imaginaire du siècle de Louis XIV, dont Voltaire s’est fait l’historien scrupuleux et admiratif ? Pourquoi n’a-t-elle survécu, le XVIIIe siècle achevé, que dans les manuels d’histoire littéraire, d’ordinaire si pudiques ? C’est l’un des mérites de cette biographie que de nous conduire à nous poser ces questions.

Jean M. Goulemot