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"Odor di Nizza"

Article publié dans le n°1062 (01 juin 2012) de Quinzaines

Les premières pages de "Dans la baie des Anges" étonneront celles et ceux qui s’attendent à lire un récit consacré à cet endroit précis, à la Promenade des Anglais, à ce qui fait de Nice la ville qu’elle est, à la fois lumineuse et excessive, brillante et sordide. Patrick Mauriès évoque pour commencer le baroque qui a marqué les origines de la cité, baroque venu de l’Italie toute proche.
Patrick Mauriès
Dans la baie des anges
Les premières pages de "Dans la baie des Anges" étonneront celles et ceux qui s’attendent à lire un récit consacré à cet endroit précis, à la Promenade des Anglais, à ce qui fait de Nice la ville qu’elle est, à la fois lumineuse et excessive, brillante et sordide. Patrick Mauriès évoque pour commencer le baroque qui a marqué les origines de la cité, baroque venu de l’Italie toute proche.

Il est vrai que Nice n’est devenue française qu’au milieu du XIXe siècle et qu’elle était piémontaise. Les architectes dont l’auteur rappelle le parcours, Vittone, Borromini ou le Bernin, n’ont pas tous œuvré dans la ville, mais ils ont inspiré ceux qui ont choisi le stuc pour donner du relief aux façades. Ce stuc que Mauriès aime plus que tout : « … Le mélange, la copie, le double, le type et le contretype, l’ombre portée et la lumière réfléchie, le polissage patient, la variation insensible, la présence spectrale, l’adaptation et le détournement, l’ironie de l’effet, l’arabesque discrète, le décalage vertigineux, le baroque naturel… Dans le lexique du stucateur sont rebattues les mêmes cartes, une donne identique à celle de la littérature telle qu’elle m’apparaît. » L’esthétique baroque ainsi définie est en effet celle de l’écrivain, spécialiste de la mode, des styles, directeur de collection, à tous les sens que collection peut prendre. Les livres de Mauriès sont autant de cabinets de curiosités, d’assemblages savants et érudits, de jeux de citations qui prolongent à l’infini une identité.

Dans la baie des Anges est comme ses autres livres une sorte de manifeste élégant, contre le narcissisme dominant, contre une certaine vulgarité ambiante. Élégance surannée de vieilles dames croisées sur les trottoirs du boulevard Gorbella, élégance hyperbolique de femmes felliniennes : « possédées arthritiques et aguicheuses, comme enivrées de leur propre parfum et qui n’ont plus que faire des convenances, jouant sans cesse leur va-tout, s’accrochant au moindre relief d’une réalité qui s’éloigne de jour en jour ». Tout plutôt que le réel, semble dire l’auteur, qui de Nice aime l’artifice, « l’étrange précipité » qui constitue l’odor di Nizza, analysée en quelques lignes. À le lire, des images nous viennent, celles du film de Jacques Demy, La Baie des Anges, dans lequel Jeanne Moreau teinte en blond platine mise tout au Casino, lieu que l’adolescent Mauriès fréquentait, bâtissant sa culture cinéphilique en regardant les grands films italiens. Et Demy nous renvoie à Cocteau, premier choc de l’enfant qui découvre La Belle et la Bête : « sur l’écran de fortune du patronage de Saint-Barthélemy, surgissait dans un rugissement, sous mon regard fasciné, le mufle fumant de sa bête ».

Le baroque, Cocteau, George du Maurier, aussi, et plus que Peter Ibbetson, Trilby : l’enfant et l’adolescent né au début des années cinquante fait son éducation, mêle paysages et êtres, monte sa collection selon un savant hasard : « J’y faisais la primitive expérience de ce goût du fané, de l’éraflé, des objets dépareillés ou déformés par l’usage, tatty old things des Anglais, si caractéristiques d’une génération qui n’aura connu, de la restriction, que quelques traces mais des traces encore vives. » Mauriès digresse ou plutôt saute du coq à l’âne, rêve comme en arpentant la ville si composite. Au baroque originel s’ajoutent les villas fin de siècle aux noms d’ailleurs. Tel temple protestant rappelle l’austérité de l’Amérique originelle. Les immeubles modernes, blocs de béton posés au pied de la montagne, contrastent avec ces îlots à l’abandon dans lesquels les enfants jouaient, parmi les débris et autres objets abandonnés. L’homme qu’il est devenu et qui se penche sur ce passé éprouve une forme de mélancolie, provoquée peut-être par le flou des rêveries. Le flou n’est pas le produit d’une impuissance à décrire ou à raconter ; il résulte au contraire, comme chez Modiano qui avait choisi Nice comme cadre de Dimanche d’août, d’une précision du regard, de détails sûrs. Mauriès ne jette rien, accumule, archive, à l’instar de Jacques Derrida, l’un de ses maîtres.

Parmi les échos qui rythment le récit, celui avec le philosophe n’est pas le moins intéressant ou attachant. Mauriès et Derrida sont des frères aînés par défaut ; avant eux, un enfant est mort et ils l’ont remplacé. Le sentiment de la fragilité de toute chose et donc le besoin de conserver, d’archiver, les caractérisent. Et puis un hasard fait vivre la mère du philosophe à quelques pas de chez les Mauriès. Georgette Derrida comme la mère du narrateur est une déracinée. Pour l’une c’est l’Algérie, pour l’autre le Liban. Et c’est aussi cela, Nice : un cosmopolitisme, une façon d’être étranger que Mauriès célèbre.

On a envie de flâner dans la ville, livre en main, ne serait-ce que pour retrouver ce baroque qu’il vante à diverses reprises, dont il a l’air de raconter l’histoire par la bande, ce baroque « jamais plus émouvant que lorsqu’il transmue, comme dans une volute de stuc, la chaux en lumière ».

Norbert Czarny