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Article publié dans le n°1062 (01 juin 2012) de Quinzaines

Comme il se doit, ce roman comporte des personnages, et une intrigue surprenante. Cependant, par plusieurs côtés, il tend vers la poésie – une poésie naïve et tendre – sans jamais vouloir la rejoindre tout à fait. Pas seulement parce qu’il enclôt quelques brefs poèmes, cités ou composés par l’auteur, comme il y en avait dans son précédent livre "Auguste" (éd. Le Bruit du temps). Pas seulement parce que le poète Max Jacob, vivant ou mort, joue un rôle déterminant dans ce qui a lieu sous nos yeux. Mais aussi parce que ses phrases volontiers contemplatives ou imagées, voire enfantines, sont fréquemment tentées de se couler dans un rythme dansant ou chantant qui les soutienne.
Anne Weber
Vallée des merveilles
Comme il se doit, ce roman comporte des personnages, et une intrigue surprenante. Cependant, par plusieurs côtés, il tend vers la poésie – une poésie naïve et tendre – sans jamais vouloir la rejoindre tout à fait. Pas seulement parce qu’il enclôt quelques brefs poèmes, cités ou composés par l’auteur, comme il y en avait dans son précédent livre "Auguste" (éd. Le Bruit du temps). Pas seulement parce que le poète Max Jacob, vivant ou mort, joue un rôle déterminant dans ce qui a lieu sous nos yeux. Mais aussi parce que ses phrases volontiers contemplatives ou imagées, voire enfantines, sont fréquemment tentées de se couler dans un rythme dansant ou chantant qui les soutienne.

C’est le roman d’une rencontre amoureuse. Pourquoi lui, pourquoi elle, pourquoi en tel lieu, à tel moment ? Dans une petite ville au bord de l’Atlantique, un homme solitaire et dépossédé est embrassé sur les lèvres, à l’improviste, par une inconnue aux cheveux dorés. Qu’a-t-elle aimé en lui ? « Les commissures légèrement recourbées de ses lèvres », sans doute ; et lui en elle ? Son audace, ses cheveux d’or sombre, son arrivée inattendue dans sa vie ? Tant de fois, ils auraient pu se manquer ; et la main de l’écrivain guide capricieusement leurs destins jusqu’à la rencontre, après l’avoir plusieurs fois retardée ; puis, cruellement, jusqu’à la séparation et à ce qui la suit.

Les personnages dont nous sommes invités à suivre les souffrances et les plaisirs, l’auteur les nomme de deux noms d’animaux, Milan et Lynx. L’homme : « Avec ses yeux gris clair, presque blancs, et son nez en forme de sabre turc, il ressemblait à un milan aveugle. » Elle mérite son nom par l’acuité de son regard : « Et je vois très bien aussi. Trop bien. Parfois, je vois seulement, grande comme un éclair, une veinule éclatée dans un œil, ou bien un ongle cassé. » Le livre est celui de la solitude désespérée de Milan, que la rencontre illumine brièvement, mais son texte est bien celui de Lynx, parente de l’auteur, qui sait voir et décrire avec une merveilleuse précision ce qu’on a perçu du coin de l’œil, et qui nous revient : « la traînée de rouille longeant la cheminée du toit d’en face et se détachant de son zinc gris bleuté » ; sur les quais, « l’eau agitée reflétait le soleil et jetait des flaques de lumière vacillantes sur le plafond du pont » ; la visite déso­lante de Milan dans la cité de la Muette, à Drancy, que les nazis avaient transformée en camp, et où mourut Max Jacob : « Le bâtiment était ouvert d’un seul côté ; il suffisait de fermer celui-ci par une clôture, d’entourer le tout de fils de fer barbelés, d’ériger à chaque angle un mirador… » ; la banlieue désolée du pays des morts où Milan, comme Ulysse, rencontre sa propre mère alors qu’il cherchait à retrouver Lynx ; ou l’Océan près duquel Milan habitait et où il revient : « Il regarde les masses colossales de mousse blanchâtre que l’eau riche en plancton, fouettée par la houle, forme tout au long de la côte rocheuse, il regarde cette mousse qui bouillonne entre les rochers dans des chaudrons de sorcière… Il répond en lui jetant ses phrases d’écume silencieuses, intérieures. » Ces phrases que nous lisons, qu’Anne Weber a écrites pour susciter l’émotion et pour la contenir.

Comme dans ses livres précédents (parmi lesquels Cerbère (Seuil, 2004), étape importante de son œuvre), Anne Weber conçoit et écrit d’abord ses phrases en allemand, avant de refaire ce même travail en français, cette langue d’accueil dans laquelle elle est comme chez elle. Jamais le texte ne donne l’impression d’avoir été traduit, et cela suscite l’admiration. Sa relation au français est mimétique mais surtout tendre, enjouée et impeccable. C’est de la même aptitude qu’elle fait preuve pour observer avec délicatesse les humains (l’inoubliable André, sage autodidacte passionné par la lecture de Lacan qu’il ne comprend « que très partiellement ») ou les animaux (les oreilles d’un âne, un crabe qui meurt), et surtout pour se détacher d’elle-même quand elle décrit comme de l’extérieur ce qu’elle a éprouvé elle-même – la solitude désorientée – et qu’elle attribue à Milan : « prêt à se remettre en route pour n’importe où puis revenant sur ses pas aussitôt et, tel qu’il se tenait là, bougeant à peine et foncièrement intranquille, il présentait – à nous seuls qui le regardions de loin, car la rue était déserte – l’image d’un homme en détresse ». Là aussi, dans ce souple va-et-vient comme dans le miracle fragile de la rencontre amoureuse, il y a une « merveille ».

Pierre Pachet

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