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Paradoxe de la dépossession

Article publié dans le n°1156 (01 sept. 2016) de Quinzaines

Née à Marseille en 1972, Laurence Tardieu publie en 2000 son premier roman, Comme un père (Arléa). Auteure de nombreux romans, elle a obtenu le prix Alain-Fournier pour Puisque rien ne dure (Stock, 2006). Ses romans sont autant de variations sur l’amour filial, maternel ou conjugal à l’épreuve d’un drame, d’un deuil, d’une disparition. Écrivaine du silence, de la solitude, de huis clos dans lesquels évoluent des êtres déchirés entre rêves et souffrances, elle développe un univers intimiste de caractère autobiographique.
Laurence Tardieu
À la fin le silence
(Seuil)
Née à Marseille en 1972, Laurence Tardieu publie en 2000 son premier roman, Comme un père (Arléa). Auteure de nombreux romans, elle a obtenu le prix Alain-Fournier pour Puisque rien ne dure (Stock, 2006). Ses romans sont autant de variations sur l’amour filial, maternel ou conjugal à l’épreuve d’un drame, d’un deuil, d’une disparition. Écrivaine du silence, de la solitude, de huis clos dans lesquels évoluent des êtres déchirés entre rêves et souffrances, elle développe un univers intimiste de caractère autobiographique.

Laurence Tardieu confie : « l’écriture, c’est ma respiration, ma manière d’être au monde, aux autres, à moi-même. C’est ma quête et mon chemin ». L’ensemble de son œuvre est comme un vaste journal intime où elle se livre à travers ses personnages – souvent des héroïnes confrontées aux difficultés multiples de la vie et de la création (Louise, Léa, Geneviève, Alice, Maud et les autres), et ses romans constituent autant de jalons sur un chemin d’écriture, comme en témoigne L’Écriture et la Vie (2014). Écrire pour retrouver un chemin, un chemin où les mots auraient un sens. Cet ouvrage plonge dans la nuit de l’auteure pour, peut-être, dans l’écriture, par l’écriture, retrouver une lumière. L’avant-dernier roman de Laurence Tardieu, Une vie à soi (2014), est né du choc lié à une exposition consacrée à la photographe Diane Arbus. Dans ce beau récit mélancolique, l’auteure, se découvrant d’étranges similitudes avec l’artiste américaine – une enfance dorée, un divorce à trente-six ans d’avec le père de ses deux filles, l’intransigeance sur sa vocation –, mêle réflexion artistique et fragments autobiographiques, qui s’entrelacent en un tissu harmonieux.

Dans son dixième roman (qui résonnerait comme la fin d’un cycle ?), l’entrelacs presque dialectique du silence feutré et du cri poignant, de l’intime et du collectif, est servi par une écriture sobre et juste. Les livres de Laurence Tardieu ont en commun d’être courts, écrits simplement, et de frapper juste. Ils vont à l’essentiel et pointent avec précision les émotions, les sentiments. On note aussi le retour de certains thèmes qui semblent chers à l’auteure : la mort, souvent celle du père ou de la mère, les relations amoureuses passionnées et cachées, la complexité des êtres et des situations. À la fin le silence ne déroge pas à la règle. Laurence Tardieu, qui sait dire des choses fortes avec des mots très doux, y évoque notamment la perte de la maison de son enfance, celle de ses grands-parents maternels italiens (Paolo et Tina Torassa), le lieu de ses origines, de sa mémoire, de son histoire ; son refuge, le lieu où elle a construit son « espace de sécurité intérieure ». Cette perte était à ce point insurmontable pour elle qu’elle voulait écrire un livre sur cette maison pour tenter d’en sauver quelque chose. Or, le 7 janvier 2015 se sont produits les événements que l’on sait, donnant à Laurence Tardieu le sentiment d’être face à l’innommable : ce sur quoi elle ne savait mettre des mots – angoissante paralysie pour un écrivain. Au fil des pages et des semaines, elle constate que ce qu’elle tente d’exprimer sur la perte de la maison rejoint ce qu’elle essaie de dire sur ce qui vient de se produire. À la fin le silence est né de ce balancement entre ces deux pertes – à une perte intime faisait écho une perte collective. À cela s’ajoute le fait que la grossesse de l’auteure, qui l’a plongée dans un paradoxe très violent, a accentué son sentiment de dépossession.

Articulé en trois parties, À la fin le silence s’ouvre sur un extrait de Rêve d’automne de l’écrivain norvégien Jon Fosse, qui constitue un requiem et un dialogue atemporel, une offrande, un rite et un sanctuaire où les vivants, les morts, leur tragique plaisanterie d’être, d’avoir été, de n’être plus enfin, raisonnent avec grâce. Ce fragment montre que le temps et l’amour se conjuguent pour souligner la conversation sacrée de l’homme avec son espérance, en tronquant les perspectives, en jouant peut-être de l’enchevêtrement d’ellipses imperceptibles. Le roman de Laurence Tardieu s’inscrit pleinement dans cette dynamique : la dépossession du monde intime (celui de l’enfance) et la fissuration du monde extérieur (celui de la France post-attentats) servent de toile de fond à ce qui est une tentative pour retrouver un sentiment de joie intérieure. Comme par hypersensibilité, la narratrice ressent les « stigmates » de l’attentat qui se heurtent à son état de femme enceinte. Cette somatisation de l’innommable l’empêche de retrouver en elle une « image de beauté et de paix ». Or, un bouleversement intérieur similaire la tenaille depuis l’annonce de la mise en vente du « lieu de [s]es racines, le lieu des images heureuses », de l’espace où elle porte tous les âges : la maison familiale de Nice. Pour la racheter, il faudrait vendre beaucoup d’exemplaires ! Mais comment poursuivre son livre – une soixantaine de pages ont été écrites – après la journée du mercredi 7 janvier 2015 ? « Depuis le 7 janvier […], le monde m’est rentré sous la peau », confie-t-elle, la dissolution du monde outrepassant celle de son monde intime.

Un cortège d’images insoutenables se bousculent dans la tête de la narratrice : le plan Blanc de l’hôpital de Meaux, le défilé des sirènes qui hurlent, etc. Un ciel bas et lourd semble se déchirer devant ses yeux et sous ses pieds. Ce qui contraste fortement avec l’évocation de la maison familiale, cette « Cybèle » source de toutes les sensations et de tous les souvenirs, « royaume de [s]es vacances ». Or, l’attentat terroriste du 7 janvier a rendu poreux les points de contact entre l’intérieur et l’extérieur (« La maison, le monde. Le monde, la maison ») ; le corps de la narratrice, en en garantissant « l’ultime délimitation », décuple son angoisse, la rendant plus réceptive à la violence ambiante et soudaine. Comment intérioriser le monstrueux, comment l’expliquer à ses enfants ? Comment transcender la « défaite des mots, la défaite du réel » ? À la paralysie de l’écriture, du souffle de la phrase, à l’esthétique de la chute, à la perte des repères, la narratrice va suppléer par l’écriture, véritable thérapie et prise de conscience multiple, notamment du fait que les hommes sont vulnérables et plus liés que jamais. Étreindre le silence et reprendre confiance en la vie. Comprendre que les priorités d’une vie peuvent être inversées, au point que l’essentiel (la perte de la maison) peut sembler dérisoire.

La saveur de ce récit (rétrospectif) tient à sa dimension analeptique (qui plonge le lecteur dans les images et les voix du passé) comme à sa dimension proleptique (qui projette la narratrice « à la verticale », pour « ressentir l’instant présent, s’y laisser tomber »). C’est ainsi qu’elle parvient à créer une sorte de réel élargi, hyper-réactif, qui entrecroise des réalités différentes finissant par s’appeler et se compléter – « comme si l’unité du monde avait volé en éclats et que des fragments de ce fracas avait franchi la barrière de [s]on corps ». La France post-attentats n’en demeure pas moins chamboulée, en état d’alerte maximale, corsetée par l’angoisse (d’un colis suspect), par un mélange de peur, de nausée, de sentiment de chaos. Angoissante et lucide constatation : « L’imprévisible était entré dans nos vies ». D’où une question qui taraude l’esprit de la narratrice : « Que s’agissait-il de fuir, pour chacun ? » et la renvoie immanquablement au mot « refuge » et à un salutaire questionnement existentiel.

(Re)prendre la plume, écrire ce qu’elle n’a pas encore écrit, est la condition sine qua non de la renaissance de cette femme, qui prend parfois les allures d’un monologue vertigineux, autant dans l’écriture, irisée d’attente, de désir et de rêves, que dans la construction, où se dessine, dans les entrelacs du temps, l’histoire d’une prise de conscience. Dans son Journal amoureux, Dominique Rolin notait : « Écrire, c’est aimer, aimer c'est écrire. » À sa manière, pleine de grâce, de douceur et de délicatesse, Laurence Tardieu partage cette même foi dans l’écriture et dans l’amour. Un sentiment qu’elle ne cesse d’explorer, à travers des variations à la ligne mélodique toujours plus vive, plus intense. La naissance de son fils fin avril 2015 en constitue un exemple probant : en plus de ce premier aspect, l’écriture revêt une dimension testimoniale : « et que ces traces parviennent jusqu’à mon petit garçon, pour que ce ne soit pas l’oubli qui recouvre tout, encore une fois ». « Un livre ne résout rien, assurément », conclut la narratrice, mais celui de Laurence Tardieu permet au lecteur de se raccorder aux autres sans se défaire de soi. De goûter le silence des mots où se rejoignent et s’assemblent les bruissements du monde.

Franck Colotte

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