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Vertu de la poussière

Article publié dans le n°1156 (01 sept. 2016) de Quinzaines

Sous le matricule 18640, Arthur Ferdinand Bernard, quasi homonyme de l’écrivain Arthur Bernard, est devenu le personnage principal d’un roman dont le titre, Tout est à moi, dit la poussière, exprime une sourde mélancolie.
Arthur Bernard
Tout est à moi, dit la poussière
Sous le matricule 18640, Arthur Ferdinand Bernard, quasi homonyme de l’écrivain Arthur Bernard, est devenu le personnage principal d’un roman dont le titre, Tout est à moi, dit la poussière, exprime une sourde mélancolie.

Personnage réel repéré dans les registres sans âge de l’administration pénitentiaire, « AFB » était un Parisien de la populaire rue Daguerre, près du cimetière Montparnasse, né le 26 février 1872. Un gars d’un mètre cinquante-quatre, sans conséquence ni cervelle à l’âge où l’on court les filles, apprenti-relieur dans un atelier de la rue du Château, assez peu porté sur le labeur mais, pour marquer son destin, véritable gouape sans talent et, conséquemment, meurtrier vraiment raté d’une vieille femme dont les économies le tentaient. Incapable d’occire sa victime, ce Bertrand fit cependant un déporté convenable ainsi qu’un bagnard réussi dès lors que le président Jules Grévy, les archives en portent aussi la trace, eut commué sa condamnation à mort en déportation à perpétuité. Direction la Nouvelle-Calédonie et le pénitencier de l’île Nou. Ce n’est pas la fin de son histoire.

Auteur de quinze romans et essais au tempo libre chez Cent Pages et Champ Vallon, épisodiquement aux éditions de Minuit avec La Chute des graves (1991) où il donnait sa version de L’Éducation sentimentale, Arthur Bernard s’est proposé en découvrant l’existence partiellement effacée de son presque homonyme de s’emparer de son histoire : « nous ne nous quitterons plus guère désormais et jusqu’à la fin, la sienne, pas celle certifiée par l’état-civil, parce que d’elle je n’ai aucune trace, ni la date, ni le lieu précis, pas plus que les circonstances, mais celle que je lui ai choisie puisque j’écris un roman et que l’art-roman dans ma façon de le pratiquer, c’est combler les trous de vie si pleins de fausseté avec les cendres et la poussière (tout lui appartient à cette insatiable) des menteries plus vraies que si elles étaient la vérité. »

À l’heure où pullulent les bio-fictions, Arthur Bernard a préféré au palimpseste maladroit ou à la mise en scène pathétique, solutions trop souvent utilisées dans des romans embarrassés de leurs fiches scolaires, la prise de responsabilité d’un créateur qui s’assume. Soit une solution radicale – et, parce qu’il a bon fond, réparatrice. En se laissant porter par l’intuition, par l’« imagination verte et vive », il a tracé une demi-existence, sans tenter de reformuler un parcours déjà pris dans les glaces de la donnée historique. Il a lancé une hypothèse biographique qui conviendrait à son « art-roman », c’est-à-dire une hypothèse à haute teneur en fiction : « Voilà. À partir de maintenant, je vais avancer sans biscuits, pas de poire pour ma soif, ni boussole pour m’orienter, à tâtons dans l’obscurité, sans la lanterne des faits, des dates, des lieux-dits, du papier griffonné. Tenir le greffe tout seul, sans l’appui d’un greffier. Pour parler la langue du cinématographe qui va bientôt voir le jour, nous faire entrer dans son époque, la dernière bobine est arrivée au bout du déroulé, claque dans le vide, on en est même après le mot FIN, c’est le grand blanc sur l’écran, pareil que le noir noir. D’Arthur Ferdinand Bernard, la créature que je n’ai pas créée et auquel ne me relient aucun sang, nulle généalogie, je ne sais désormais rien de plus que ce que je vais inventer. » Ce en quoi Arthur Bernard le romancier assume son art. À cet instant, il saute vaillamment dans le vide, avec une excitation de démiurge enjoué. Il est alors tout près des terres de Jean-Benoît Puech le pseudonymographe (Benjamin Fondane), tandis qu’il s’éloigne des chasses où Didier Blonde le souvenirographe traque les traces des stars du cinéma muet ou de l’Inconnue de la Seine, comme le font pour d’autres figures ses collègues de la collection « L’un et l’autre » du regretté J.-B. Pontalis.

Ici, à Nou, la page était restée vierge : AFB, dit « 640 », fait donc sous la plume d’Arthur Bernard son temps, devient relieur grâce au bon fonctionnaire alcoolique Pancol, se lie d’amitié avec un « petit lieutenant » lecteur de « La Rimbe » (il va périr dès le début de la guerre contre les Allemands en 1914 après avoir converti AFB à la lecture d’Homère), puis s’emballe pour les cerfs-volants dont il devient un maître. Il ne rentrera jamais à Paris où plus personne ne l’attend. En somme, AFB est une sorte d’Ulysse que la nymphe Calypso n’aurait pas relâché… Peu de temps après l’expérience de Sophie Rabau rendant vie à Victor Bérard, l’exégète emballé d’Homère (B. comme Homère, Anacharsis, 2016), notre contemporain Arthur Bernard, au-delà de sa passion réitérée pour le poète de Charleville mort au moment où AFB éprouvait ses premières années de travaux forcés, lie l’histoire de son alter ego fantasmatique à celle du héros gyrovague. Le grand départ, le déplacement des êtres et leur traversée du Styx, la visite aux Enfers païens qui ne coûte finalement qu’un sacrifice d’ovin au sang noir. De fait, « quel acharné chavireur et dériveur que le héros endurant » !

Avec une langue qu’il a pour habitude d’empoigner, Arthur Bernard l’admirateur de Beckett, des deux révolutionnaires Ernest (Cent Pages, 2013) Cœurderoy et Che Gevara, rappelerait presque Maurice Blanchard concevant en 1934 un fameux poète russe : « Dans l’immense vagin de la Mer noire, je vis Essenine chevaucher son Pégase en caoutchouc, au milieu des rivages fleuris et des bâillements nacrés des coquillages, parmi l’odeur des Parfums aphrodisiaques. » (Malebolge), mais il n’y a pour AFB que fort peu de gloire, un destin tout au plus, et l’humidité des îles, et la poussière synonyme d’oubli. « Alors que dans les habitations où je le fais servir, la rouille, la moisissure, le pourri attaquent les corps aussi bien que les esprits, les servis comme les serviteurs en prenant le temps, c’est la petite vitesse de la défaite et de la défaisance. » Et si, en se déposant sur les couvertures des livres, la poussière tente de former une couche protectrice, elle reste fragile, à l’évidence, mais il est « interdit d’interdire dans l’art-roman » d’Arthur Bernard. Il ne se rend jamais et fait dès lors fleurir les souvenirs de lecture qui hantent les vivants, ces futurs défunts...

En célébrant par exemple un steamer bien connu des colons dont H. J.-M. Levet a tracé la silhouette dans ses Cartes postales : « L’Armand-Bréhic (des Messageries Maritimes) / File quatorze nœuds sur l'Océan Indien… / Le soleil se couche en des confitures de crimes / Dans cette mer plate comme avec la main. » AFB connaissait naturellement son allure. Bientôt, le bateau disparaît car c’est la « FIN. Je l’écris, c’est donc clos. Après l’incipit, l’explicit. Je me souviens d’un temps lointain où, au centre du dernier feuillet des romans que je lisais était imprimé, en capitales, ce mot fatidique. Brutal et tranchant, hachoir ou couperet. Comme s’il fallait prévenir le lecteur, avertir l’innocent que ça suffisait, qu’on arrêtait, qu’on tirait le rideau : on n’irait pas plus loin, ce coup-ci. […] l’incipit est, on s’en souvient, Ça a débuté comme ça. Bien joué, Ferdine ! pour la boucle et le bouclage, le nœud de chaînette qui fait tenir ensemble les uns à la suite des autres, du premier au dernier cahier. […] on avait le droit de lire encore, tout était une suite, comme de violoncelle seul, et cela, dès qu’après l’explicit de ce qui devenait le précédent, j’ouvrais la première page, attaquant l’incipit de ce qui serait le suivant ».

La poussière retourne à la poussière, c’est noté, et maintes fois, mais les livres et leurs fictions ne cessent jamais d’altérer la rectitude des destins trop tôt tracés, trop fatidiques, trop écrasants. Relisons l’Odyssée, nous disent Arthur B. et Arthur B. dans leur commune allégorie de la littérature. C’est là, nous assurent-ils, que nous trouverons sans cesse les mots qui forment chaîne, pont, qui nous portent. Sans fin.

Eric Dussert

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