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Paroles, histoires, spectacles

Article publié dans le n°1072 (16 nov. 2012) de Quinzaines

Lorsqu’un écrivain est « pléiadisé », on sait que son œuvre, désormais taillée dans un marbre en plusieurs volumes, n’a plus qu’à attendre que la poussière s’y dépose doucement – à moins qu’une postérité pas trop insoucieuse ne vienne parfois s’attarder autour du cénotaphe pour le petit bonheur posthume que chantait Brassens. Combien de pavés reliés pleine peau et dorés à l’or fin 23 carats dorment sur nos rayons depuis tant d’années sans être jamais sortis de leurs étuis ? Jacques Prévert a échappé à la malédiction, ses deux tomes d’œuvres presque complètes (un troisième est sur le métier) sont des usuels et son actualité ne cesse d’être célébrée : en une saison, une exposition, un programme à la Cinémathèque française, plusieurs ouvrages à lui consacrés, seul ou en (bonne) compagnie : celle de Marcel Carné, de Paul Grimault ou de son frère Pierre.

Les Enfants du paradis
Exposition à la Cinémathèque française
24 octobre 2012-27 janvier 2013

 

Le cinéma de Jacques
et Pierre Prévert
Cinémathèque française
31 octobre-25 novembre

 

JEAN-PIERRE PAGLIANO

LE ROI ET L’OISEAU
Belin, 178 p., 28 €

 

CAROLE AUROUET
L’AMITIÉ SELON PRÉVERT
Textuel, 200 p., 19 €

Lorsqu’un écrivain est « pléiadisé », on sait que son œuvre, désormais taillée dans un marbre en plusieurs volumes, n’a plus qu’à attendre que la poussière s’y dépose doucement – à moins qu’une postérité pas trop insoucieuse ne vienne parfois s’attarder autour du cénotaphe pour le petit bonheur posthume que chantait Brassens. Combien de pavés reliés pleine peau et dorés à l’or fin 23 carats dorment sur nos rayons depuis tant d’années sans être jamais sortis de leurs étuis ? Jacques Prévert a échappé à la malédiction, ses deux tomes d’œuvres presque complètes (un troisième est sur le métier) sont des usuels et son actualité ne cesse d’être célébrée : en une saison, une exposition, un programme à la Cinémathèque française, plusieurs ouvrages à lui consacrés, seul ou en (bonne) compagnie : celle de Marcel Carné, de Paul Grimault ou de son frère Pierre.

Un tel flot laisserait craindre la momification, le comble pour un écrivain de son vivant aussi vivace, façon de le réduire à un monument patrimonial à saluer béret bas. Ce n’est, par bonheur, pas le cas. La réédition en 4K (le must actuel de la restauration numérique) des Enfants du paradis s’accompagne de quelques grincements qui réveillent, Halloween oblige, le fantôme de la « qualité française », tant honnie jadis par certains critiques qui, devenus cinéastes, ont eu tôt fait de la recréer sous une forme moderne (1). Au sommet de sa popularité, Prévert n’a jamais satisfait tout le monde – souvenons-nous des attaques de Jacques Gaucheron, préposé à la poésie dans La Nouvelle Critique des années 50, ou de cette Anthologie de la poésie française, taisons le nom de son auteur, qui, au début des années 1960, échangeait tout Prévert contre un vers de Rimbaud. Faute d’avoir encore jeté l’œil sur la version rénovée des Enfants du somptueux coffret DVD (2), on se gardera de toute appréciation sur cette remise en état. Comment d’ailleurs juger sereinement un film vu, au fil des ans, une bonne dizaine de fois, et qui fait désormais partie d’un univers intérieur inamovible – Garance, Pierre-François, Frédérick et Baptiste, avec le père Jules de L’Atalante ou le Modot de L’Âge d’or, sont cloués au ciel de nos archétypes dont aucune révision ne viendra les décrocher. Les Enfants du paradis, « meilleur film français de tous les temps », comme il fut longtemps qualifié ? Sans doute pas, mais bien malin qui désignera à coup sûr le champion – et à quoi bon ?

L’exposition de la rue de Bercy, signée Laurent Mannoni et Marianne de Fleury, a pour sous-titre « Les secrets d’un film de légende ». L’œuvre est effectivement légendaire, par l’ampleur de son entreprise, les années de préparation et de tournage d’un film en costumes de trois heures en pleine Occupation, les aléas de la réalisation, abandonnée puis reprise, entre côte d’Azur et Paris, le jeu de chat et souris avec les autorités pour faire travailler en catimini Alexandre Trauner, décorateur, et Joseph Kosma, musicien, Juifs donc clandestins – toutes les histoires du cinéma, chapitre Carné ou Prévert, disent l’essentiel. Les deux époques, Le Boulevard du Crime et L’Homme blanc, présentées en mars 1945, constituent le premier grand événement cinématographique d’après la Libération. Et même si quelques critiques se pincent un peu le nez (déjà !), le public n’en a cure et fait un triomphe aux auteurs – ni Carné ni Prévert, séparés après Les Portes de la nuit (1946), n’en connaîtront plus de pareil.

De façon astucieusement didactique, les conditions de l’épopée sont évoquées. Grâce à une scénographie sans effets de signature – pas de cheminement hors de propos, on sait toujours vers où l’on doit aller, ce qui devrait être le minimum pour une exposition, mais n’a pas toujours été le cas ici-même –, on découvre pas à pas le projet, de son montage financier à sa postérité, entre contrats et étapes du scénario (ces feuilles doubles sur lesquelles Prévert écrivait et dessinait ses personnages), qu’il convient de lire en prenant son temps, si la foule le permet, tant ces papiers nous en apprennent. Ajoutons les documents sur le Paris de 1830 et le boulevard du Temple, les dessins préparatoires et quelques maquettes de Trauner, les magnifiques costumes de Mayo, en esquisses et en volume, une collection d’affiches d’époque de toute beauté, les images et les voix des acteurs qui nous suivent au long des salles, et on obtient une des expositions les plus respectables vues à Bercy depuis celle sur l’expressionnisme allemand.

Jusqu’au 25 novembre, la Cinémathèque accompagne l’événement de deux cycles, un sous le signe de Carné, l’autre sous celui de(s) Prévert. Le premier permet de revoir tous les films du cinéaste, et de mesurer la distance entre les chefs-d’œuvre des années 30, Quai des brumes ou Le jour se lève, et les navrants naufrages tardifs du futur membre de l’Institut, Les Tricheurs ou Les Jeunes Loups. Le second, bien plus alléchant, offre un plaisir de choix : redécouvrir quelques films de Prévert, scénariste pour Grémillon, Renoir, Christian-Jaque ou Cayatte (et des moindres, tel Richard Pottier, dont Un oiseau rare et Si j’étais le patron valent le détour) et surtout son frère Pierre, cinéaste demeuré (trop) dans l’ombre de son aîné, assurément celui avec qui Jacques s’est senti le plus en liberté. Occasion rare de revoir L’affaire est dans le sac (1932), Adieu Léonard (1943) et Voyage surprise (1946), trois perles du second rayon, et surtout les téléfilms, réalisés dans les années 60, Le Petit Claus et le Grand Claus, La Maison du passeur, À la belle étoile, parmi les dernières œuvres pour l’écran qu’ait signées Jacques, jamais sorties de leur boîte depuis leur passage furtif. Et les 287 minutes de Mon frère Jacques (1961) ne doivent pas rebuter : enregistré à la maison, on y voit passer, au débotté, tous les amis de la tribu Prévert, de Gabin à Arletty, en passant par Carné, Brasseur, Brunius et Paul Grimault, réjouissant défilé de têtes chenues et rigolardes (3).

Ce même Grimault, qui fut un compagnon des Prévert depuis le début des années 30 et les réclames filmées pour Nicolas ou Lévitan, avec Anouilh, Jean Aurenche, Brunius et Max Ernst. Artisan, dès 1936, de films d’animation, il réalisa, sur un scénario cosigné par Jacques, Le Petit Soldat. Collaboration efficace, primée à Venise en 1948 (à égalité avec Walt Disney…), qui déboucha sur un projet grandiose : le premier long métrage animé français, La Bergère et le Ramoneur, adapté d’Andersen par Prévert. Deux années d’effort plus tard, le producteur Albert Sarrut expulsa Grimault, fit terminer le film par d’autres, et, après un Grand Prix à Venise, le sortit en 1953, malgré les attendus judiciaires qui le lui défendaient. Grimault mit quelque vingt ans pour récupérer sa copie, et, toujours avec l’aide de Jacques (son ultime scénario), composa un nouveau et superbe film à partir des épaves du précédent, Le Roi et l’Oiseau, prix Louis-Delluc 1979. L’ouvrage concocté par Jean-Pierre Pagliano en offre une perspective définitive : historique du projet, analyse précise du film, interviews des collaborateurs encore vivants et surtout quelques centaines de documents puisés dans les archives Grimault, croquis, esquisses, fusains, cellulos, story-board, qui manifestent, tout au long de 180 pages éblouissantes, l’excellence graphique de l’auteur. Le film, devenu très rare, est programmé à Bercy le 18 novembre, projection exceptionnelle qu’il convient de ne pas laisser échapper.

En 2008, une exposition à l’Hôtel de Ville, « Jacques Prévert, Paris la Belle », avait permis de découvrir les éphémérides personnelles de Jacques, grandes planches sur lesquelles il inscrivait ses rendez-vous, avec dessins et enluminures. Carole Aurouet, experte en prévertie, les a réunies, augmentées de témoignages amicaux, dans un petit volume fort pratique – il tient dans la poche –, tout empli de fleurs étranges et de personnages colorés (on y retrouve Grimault, sous forme de « bon chat jaune »). Jolie manière de compléter le panorama et de nous rappeler que, poésie, scénarios, dessins, collages, Prévert a toujours tout pratiqué de façon amicabilissime.

  1. Ainsi, Jean-Michel Frodon, ex-responsable de multiples postes médiatiquement importants, taille sur son blog quelques croupières au film : « succession d’aplats qu’aucun rythme, aucune obscurité, aucune ambiguïté ne vient jamais faire trembler… » Ouf ! On n’en attendait pas moins de l’exégète d’Amos Gitai, ce parangon du rythme et de la clarté.
  2. Publicité gratuite, Pathé, éditeur, ne nous l’ayant pas proposé. Mais l’ensemble est remarquable et offre une multitude de boni.
  3. Pour qui raterait l’unique projection du 24 novembre, le film est accessible en DVD, chez Doriane Films.
Lucien Logette

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