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Article publié dans le n°1089 (01 août 2013) de Quinzaines

Ce livre de John Edgar Wideman est celui de son obsession pour Frantz Fanon. Il dresse de son modèle un portrait éclaté qui rend possible une réflexion complexe sur son œuvre, la violence du monde, ce que les écrivains peuvent ou doivent en faire, la nature de la fiction. Un roman difficile, plein d’obstacles qu’il faut avoir le courage de franchir, un magnifique creuset pour penser la littérature, son implication dans la vie.
Ce livre de John Edgar Wideman est celui de son obsession pour Frantz Fanon. Il dresse de son modèle un portrait éclaté qui rend possible une réflexion complexe sur son œuvre, la violence du monde, ce que les écrivains peuvent ou doivent en faire, la nature de la fiction. Un roman difficile, plein d’obstacles qu’il faut avoir le courage de franchir, un magnifique creuset pour penser la littérature, son implication dans la vie.

Tel un spectre qui revient toujours, Fanon hante les pages de Wideman. Il incarne un idéal, ce que l’écrivain ne peut pas être, parce que sa vie propre l’en empêche. Modèle inaccessible, à la fois distant et proche, Fanon se mêle à la vie d’un homme, écrivain, noir lui aussi, américain, universitaire, l’habitant d’une présence dont il faut faire quelque chose. Fanon hante la vie de Wideman, en bouscule l’ordre, y replace au centre les questions de la race et de la couleur, d’une indignité insupportable, d’une libération nécessaire, de la violence qui en découle. Et les fantômes effraient en même temps qu’ils rassurent, égarent ou guident… Ils s’apparentent, doubles insaisissables, aux sourdes menaces du monde réel et aux espoirs un peu fous qui en abolissent l’ordre.

Wideman lutte depuis toujours avec la réalité qui l’écrase, celle d’une société ravagée par ses frontières symboliques, sa violence, les tensions raciales et sociales – la fascinante trilogie d’Homewood (1) en témoigne – qui la travaillent profondément. Face aux troubles et aux doutes qui en naissent sans fin et semblent désarticuler son existence, l’écrivain trouve « son héros », un modèle, dans la personnalité de Fanon, comme lui « marginalisé », en proie aux mêmes interrogations. Une part de la vie de Wideman n’est rien d’autre qu’une « tentative pour te ressembler », lui écrit-il dans la lettre extraordinaire qui ouvre le roman et qui, en puissance, le contient tout entier. Cette lettre définit, dans un élan presque contradictoire, tendu, la nature d’un échec et le mouvement d’une œuvre qui relève de la genèse autant que de la conclusion. Wideman y explique la nature de sa relation à Fanon, le lien qui les unit à la France en même temps qu’il déploie les enjeux de sa vie et de son écriture, qui semblent se confondre sous les auspices d’une radicalité extrême. « Si je ne pouvais vivre ta vie, ne pourrais-je l’écrire ? », lui confie-t-il très doucement.

Le livre tout entier s’établit à partir de leur confrontation, dans l’écart qui demeurera toujours entre eux. Wideman conforme l’inadéquation entre l’idéal et le réel, l’inscrit au plus profond de lui. Le Projet Fanon ordonne un « contact », une mise en demeure d’être, de se savoir exister. Fanon, spectre intime, oblige à faire face à la pérennité de la violence et de la haine. Et le modèle n’est alors plus une figure extérieure mais au contraire s’incorpore à ce que nous sommes. Fanon devient alors une puissance de révélation, le double reporté d’un double : « Où dois-je commencer sinon devant ma glace ? Sinon sur le visage des gens que j’aime ? Trouverai-je une réponse dans ton regard, toi qui dans mon dos dans la glace scrutes mon visage dont je vois qu’il te voit ? » Wideman, pour répondre à l’inconfort existentiel qu’il subit, doit se saisir de ce qu’il est, de ce qu’il projette de lui-même, ne plus faire la moindre concession, écrire un livre implacablement « honnête », comme la vie de son maître irrémédiablement absent. Le roman consiste en cette « quête » de Fanon, de sa vie, de sa réalité, de ce qu’elle dit du monde.

Le livre ne pourrait être que cela – et ce serait déjà un livre passionnant –, une confrontation entre une entreprise biographique (on est loin de l’hagiographie, qu’on se rassure) et une recherche sur soi, une superposition de destins, la fable d’une reconnaissance impossible. Il est tellement plus ! Wideman, inconsolable de son échec, ne peut se contenter de dépeindre, de redire l’Histoire, le réel, ce qui s’en joue pour lui. Il choisit au contraire de toujours problématiser ces interrogations et de les inscrire dans des dispositifs narratifs très complexes qui s’enchâssent les uns dans les autres jusqu’au vertige. Ainsi, ne pouvant écrire son livre sur Fanon, il s’invente une manière de double, écrivain, professeur comme lui, qui se noie dans ce projet d’un ouvrage sur son modèle et cherche à trouver des biais pour y parvenir. « Un homme du nom de Thomas, qui ne vit que dans son roman qui est au point mort et n’a pas de titre », qui « mène aussi souvent qu’il suit. Écrit autant qu’il est écrit ». Cet « être fictif », dissocié, distant, objectivé, ironique, s’inscrit dans l’œuvre même de Wideman, la fait se déplacer, tourner sur elle-même en quelque sorte, en révèle les arcanes. Il accompagnera tout le récit, depuis la livraison hallucinante d’une tête dans un colis accompagné d’une citation de Fanon, jusqu’à ses voyages en France et ses projets de scénarii pour un film sur lui qu’il propose à Godard, lequel deviendra l’un des personnages du roman… Le récit foisonne ainsi d’intrigues parallèles, de bribes qui se rencontrent, organisant une circulation étrange entre la vie de l’autre et ce qu’elle fait se jouer en soi.

L’œuvre de Wideman demeure d’une compacité extrême, d’une radicalité formelle frappante. Wideman propose une clarté opaque, un récit apuré et compliqué à la fois. S’entrecroisent, par des effets de digression parfaitement maîtrisés, la matière de romans antérieurs et les sujets qui les structuraient, les impératifs de la vie de l’écrivain. Une fois encore, Wideman reconstruit Homewood, son quartier d’enfance, la généalogie des Owens et des Bell, sa mère qui aurait aimé rencontrer Fanon à l’hôpital (ce qui advient dans la fiction), son frère emprisonné depuis vingt-cinq années pour homicide (2), son épouse française… Le roman circule entre les formes, les discours et les moments qui le constituent, les entrelace pour pouvoir réfléchir, dans un même élan, des questions politiques essentielles et inévitables et la nature de la fiction elle-même, ce qu’elle rend possible… Jeu de miroirs infini, emboîtement virtuose, le livre passe par le détail de l’anecdote intime pour dire la centralité de l’écrivain, le poids qui lui pèse toujours et les moyens qu’il a pour se débattre du monde et de la réalité terrifiante et stérile.

À travers Fanon, ce qu’il dit du monde, ce que représente la mystérieuse tête tranchée qui paralyse Thomas, les efforts pour parvenir à ordonner la matière de la vie de l’autre avec la sienne, Wideman énonce ce que doit affronter l’écrivain, ce que le monde lui fait subir, ce qu’il en porte singulièrement. Dans une Amérique traumatisée par le 11-Septembre, il interroge nos sentiments de peur et d’angoisse, les analyse symboliquement et concrètement, les inscrit dans le rapport qui nous unit à la réalité et qu’il faut sans cesse décomposer. La fonction de l’écrivain semble alors être de se confronter à ce chaos, de lui redonner un sens, d’exhiber courageusement la violence du monde, de la faire éclater au grand jour, absurde, vaine, inévitable. Voilà sans doute pourquoi l’ouvrage, plutôt que de se restreindre à une forme de vérité, de s’aliéner à l’Histoire et au réel, interroge les formes de la fiction, les fait jouer à plein. Son roman – un grand livre assurément – se déploie par strates, dans son épaisseur, par impacts successifs, abolissant la linéarité narrative pour faire place à la pure expérience qu’est la littérature, selon l’exploration progressive et heurtée de ses dispositions mêmes, dans les innombrables échos qui s’y font entendre.

Le livre de Wideman s’écrit comme lorsque « gamin » il dessinait sur une « ardoise magique » et effaçait ce qu’il y avait inscrit, pour mieux se laisser gagner par ce qui en avait disparu et qui ne disparaît jamais. Son roman, bouleversant et exigeant, avec une grande confiance, nous redit cette épaisseur, la mémoire jamais abolie, ce qui demeure, même invisible ou impalpable, l’espoir fou d’écrire dans la vie. C’est probablement le seul moyen de « trouver la sortie ».

  1. Composée de Damballah, Où se cacher et Le Rocking-chair qui bat la mesure (Gallimard).
  2. Nous pensons au plus célèbre des romans de Wideman : Suis-je le gardien de mon frère ? (Gallimard, coll. « Folio »).
Hugo Pradelle