Relire Colette

Article publié dans le n°1252 (18 avril 2023) de Quinzaines

Femme aux talents et à la vie multiples, Colette écrivit, inlassablement, durant toute son existence. Des premiers romans publiés en collaboration avec son mari Willy jusqu’aux derniers textes parus quelques mois avant sa mort, l’auteure de Sido a intimement mêlé sa vie à l’écriture. La Bibliothèque de la Pléiade rassemble en quatre tomes, sous la direction de Claude Pichois, cette œuvre prolifique. C’est dans cet ensemble qu’à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la naissance de l’auteure, l’éditeur a eu l’heureuse idée de réunir un choix anthologique en un seul volume.
Femme aux talents et à la vie multiples, Colette écrivit, inlassablement, durant toute son existence. Des premiers romans publiés en collaboration avec son mari Willy jusqu’aux derniers textes parus quelques mois avant sa mort, l’auteure de Sido a intimement mêlé sa vie à l’écriture. La Bibliothèque de la Pléiade rassemble en quatre tomes, sous la direction de Claude Pichois, cette œuvre prolifique. C’est dans cet ensemble qu’à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la naissance de l’auteure, l’éditeur a eu l’heureuse idée de réunir un choix anthologique en un seul volume.

Sont ici rassemblés les textes généralement considérés comme les plus représentatifs de Colette à partir de Claudine à l’école, parmi lesquels les romans principaux (Chéri, Le Blé en herbe, La Fin de Chéri, La Chatte, Gigi) et les textes de nature autobiographique ou réflexifs : Sido, Le Pur et l’Impur, L’Étoile Vesper. Le volume reprend les appareils critiques abondants et particulièrement éclairants de la publication en quatre tomes des œuvres de l’auteure dans la Pléiade. On pourra regretter l’absence, dans ce choix, des Vrilles de la vigne, où s’entend pour la première fois cette voix si proche et si lointaine, un peu étouffée et tellement prenante, appelant à la confidence, ouvrant tout un paysage intérieur de richesses sensibles : « J’appartiens à un pays que j’ai quitté. Tu ne peux empêcher qu’à cette heure s’y épanouisse toute une chevelure embaumée de forêts. […] Le chant bondissant des frelons fourrés de velours t’y entraîne et bat à tes oreilles comme le sang même de ton cœur, jusqu’à la forêt, là-haut, où finit le monde » (« Jour gris »). De même, il faudra au lecteur se reporter au tome II des Œuvres dans la Pléiade pour lire par exemple les Notes de tournée et L’Envers du music-hall, qui témoignent à vif de la fascination de Colette pour le monde du spectacle autant que de sa sensibilité aux conditions misérables des pauvres hères : « Une pauvre figure, d’une pâleur bilieuse, comme si son “fond-de-teint” lui était entré dans la peau. Des creux, des saillies, les pommettes sortent, les joues rentrent, trop de sourcils, la bouche mince et le menton têtu… » Le monde du music-hall figure néanmoins dans ce volume grâce à Mitsou, roman des amours fugitives entre une jeune artiste et un lieutenant en permission. 

« Ô géraniums, ô digitales… Celles-ci fusant des bois-taillis, ceux-là en rampe allumés au long de la terrasse, c’est de votre reflet que ma joue d’enfant reçut un don vermeil » (Sido). C’est ce « reflet » d’enfance, projeté par une nature multiple et bienveillante, qui illumine toute l’œuvre de Colette et féconde sous sa plume une intarissable inventivité d’écriture. Liée au souvenir de la figure maternelle, la nature apparaît dans toute cette œuvre comme le tuf matriciel de l’écriture. Prodigue, multiple, infiniment ramifiée, toujours surprenante jusque dans ses moindres détails, elle active une sensibilité aux formes, aux couleurs, aux dynamismes élémentaires qui irriguent toute manifestation de vie. Un panthéisme implicite – d’autant plus prégnant qu’il n’est jamais formulé comme tel – sous-tend cette perception instinctive. « Tout vit ! / Tout est plein d’âme », écrivait Hugo dans Les Contemplations. Colette aurait pu contresigner cette proposition, tout en en récusant l’arrière-plan religieux. Sa vision animiste n’ouvre sur aucune métaphysique, ce qui donne à ses textes leur tonalité mixte, entre fantastique et merveilleux. 

Le sentiment de la nature n’est pas dans cette œuvre la cristallisation mélancolique d’un passé perdu : il se manifeste très tôt, dès les premiers textes. Dans Claudine à l’école déjà, l’héroïne est définie dans la préface comme une « sauvageonne », véritable « enfant de la Nature », et comme telle, « quasi innocente en sa perversité ingénue ». Et déjà, dans ce premier roman, la nature engage à des évocations énumératives où la prodigalité des plantes s’allie à la jouissance onomastique : « Sa fille, raffinée, rêve de charmilles épaisses, de fleurs en buissons, de tonnelles enguirlandées de chèvrefeuille. » Bien plus tard, La Chatte fera de l’animal emblématique de Colette le miroir décalé de l’intrigue. C’est la chatte dont Colette affirme dans La Naissance du jour qu’elle « a, des amants parfaits, la pudeur, l’effroi des contacts appuyés ». Elle est « silence, fidélité, chocs d’âme, ombre d’une forme d’azur sur le papier bleu qui recueille tout ce que j’écris, passage muet de pattes mouillées d’argent » : autrement dit le doublet de l’écrivain au travail. Plus facétieuse avait été l’évocation du monde animal dans les Douze dialogues de bêtes. Ces variations pleines de tendresse prolongent souvent à leur manière les Histoires naturelles de Jules Renard, qui font des animaux les doubles à moitié ironiques des humains ; la fantaisie inventive et joueuse va de pair avec une plongée dans le monde intérieur des passions animales : telle celle du chat, avec « l’ivresse guerrière, le caracolement victorieux, la nuque secouée pour déchirer un peu, très peu, l’oiseau qui s’évanouirait trop vite entre mes dents »

L’un des intérêts de ce volume est de faire redécouvrir la jeune romancière qui perçait dans et malgré sa collaboration avec Willy. Claudine à l’école, premier roman de Colette même s’il est encore sous la signature de son mari, peut être aujourd’hui redécouvert. Il offre une réelle fraîcheur, que certains allieront à la nostalgie, dans l’évocation des émois adolescents et du monde de « l’école » de Jules Ferry dont le texte recompose le rituel ancien. Les couleurs en sont à présent sépia, mais la vivacité du récit est intacte, soutenue par une succession de scènes rapidement brossées et un goût manifeste pour la caricature sarcastique, qui peut rappeler Flaubert. Ainsi, lorsque le ministre de l’Agriculture arrive à l’école : « Un gros monsieur, brodé d’argent, coiffé d’un bicorne, la main sur la poignée de nacre d’une petite épée, vient se placer à la gauche de l’illustre, un vieux général à barbiche blanche, haut et voûté. » Dans ce premier roman déjà s’affirme le rythme d’écriture qui caractérisera Colette jusqu’à la fin, avec une prédilection pour les scènes brèves, nettement découpées, dans une trame narrative rapide. On y perçoit aussi un goût pour le dialogue vif et animé – même si le prétexte en est futile, ou proche de l’insignifiance – qui traduit l’attirance instinctive de Colette pour le théâtre. L’écriture de Colette sera de même toujours partagée entre un dialogisme parfois superficiel ou joueur et de longues plongées descriptives, narratives ou réflexives, où se manifestent à plein la sensibilité et la pensée de l’écrivaine. Ainsi peut-elle déployer les plis et les déplis des sentiments, en une palette d’émotions toujours moirées de nuances contraires. 

Comme René Char le dira du poète, Colette est une « matinale ». Rien ne l’émeut davantage que l’éclosion des choses dans la naissance renouvelée de chaque aurore. Sido livre la clé et l’origine de cette émotion inaugurale : « [J]’aimais tant l’aube, déjà, que ma mère me l’accordait en récompense. » Émergeant du « bleu originel, humide et confus » dans lequel baigne le monde, l’enfant naît alors à elle-même : « [C]’est à cette heure que je prenais conscience de mon prix, d’un état de grâce indicible et de ma connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore ovale, déformé par son éclosion. » L’éclosion, c’est précisément ce que mettent en scène la plupart des romans de Colette : éclosion du désir, apparition encore timide et incertaine de l’attirance amoureuse, attentes et tremblements dans l’incertitude de leur accomplissement. Ces romans sont presque tous à leur manière des romans d’éducation sentimentale et érotique. Saisi dans un moment de bascule, le personnage accède à sa propre identité dans l’indécision de ses désirs naissants. Dans Chéri, Léa forme son jeune amant avant que celui-ci la quitte pour une femme de son âge. Le Blé en herbe met en scène avec audace les amours adolescentes, dans une intrigue inspirée par la passion de Colette pour Bertrand de Jouvenel, qui n’est autre que le fils de son mari. Ce qui intéresse Colette est toujours l’émergence de la passion amoureuse, mais aussi l’hésitation quant à la nature de celle-ci, mêlée souvent d’un sentiment de fragilité extrême : le plaisir est autant intense et désiré qu’il se sait fugace et impermanent. 

L’indécision porte aussi, et peut-être même essentiellement, sur le genre et la plasticité entre les identités sexuelles. Sur ce point, l’œuvre se fait l’écho direct de la vie de Colette. L’intérêt pour le saphisme y est clairement exposé, avec une candeur mêlée d’un érotisme entêtant. « La séduction qui émane d’un être au sexe incertain ou dissimulé est puissante », affirme Le Pur et l’Impur, où des pages pleines d’une fascination intacte sont consacrées à la poétesse Renée Vivien, dont la « manière de parler de l’amour physique était un peu celle des petites filles qu’on forme pour la débauche : innocente et crue ». Dans la préface de cet ouvrage, Antoine Compagnon note qu’il est « le plus ambitieux et le plus spéculatif de Colette, essai et non récit, exploration de toutes sortes d’amours transgressives, donjuanisme, homosexualité masculine et féminine, travestissement, transgenre… » Le thème du saphisme est d’ailleurs déjà présent dans le premier roman de Colette : Claudine ne tarde pas à découvrir fortuitement, par l’entrebâillement de la porte d’une chambre, la directrice Mlle Sergent, assise dans un fauteuil et tenant sur ses genoux « comme un bébé » son adjointe Aimée, qui « soupire doucement et embrasse de tout son cœur la Rousse qui la serre ». L’évocation de ces amours saphiques s’entrelacera à la suite du récit, dont elle constitue un motif adjacent. Si le thème est constant, écho d’une préoccupation qui traversa la vie de Colette, il ne fait cependant l’objet d’aucun prosélytisme dans l’œuvre écrite. Colette n’a cessé d’affirmer qu’elle refusait la posture de l’écrivain et s’est toujours défendue de délivrer par exemple des leçons de politique. Ce n’est pas sans provocation qu’elle affirmera, à la fin de son existence : « Il y a trois parures qui me vont très mal : les chapeaux empanachés, les idées générales et les boucles d’oreille. »

Daniel Bergez

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