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Sans retour

Quelqu’un marche sur un miroir « et contemple le précipice », avant qu’au matin on retrouve « son corps diffracté ». Est-il brisé ou dévié vers un au-delà du miroir ? Désastre, catastrophe, disparition, la fin s’impose dans cette suite de récits-poèmes en prose.
Quelqu’un marche sur un miroir « et contemple le précipice », avant qu’au matin on retrouve « son corps diffracté ». Est-il brisé ou dévié vers un au-delà du miroir ? Désastre, catastrophe, disparition, la fin s’impose dans cette suite de récits-poèmes en prose.

Dans ses Chants orphiques[1], Dino Campana, poète cher à Irène Gayraud, racontait : « Il y a un miroir devant moi et l’horloge bat : la lumière arrive des portiques à travers les rideaux de la vitrine. Je prends la plume : J’écris : quoi, ne sais : j’ai le sang aux doigts : écris : “l’amant dans la pénombre agrafé au visage de l’amante agrafée au visage de l’amant pour écharner son rêve…, etc.” »

Le miroir et l’horloge nous placent face à l’« irréductible faille ».

La mort, c’est aussi celle de « ces milliers d’oiseaux tombés du ciel quelques semaines auparavant », avec les « masses noires et mouvantes des mouches », tous ces « paquets d’insectes encore humides d’avoir butiné les yeux des cadavres ». Sur la plage, on découvre de nombreux restes et squelettes d’oiseaux, avec les « fragments de plastique, multicolores et luisant au soleil » qu’ils avaient ingérés. Les hommes provoquent la catastrophe : « être un homme [est] devenu difficile à digérer ».

D’un texte à l’autre, nous assistons à plusieurs chutes, ou risques de chute. Tomber ou se jeter à l’eau, tomber par la fenêtre ou d’un toit… « On l’avait avertie : on tombe dans un puits de jour comme on tombe dans un puits. » Les hommes prennent si souvent le « risque d’Icare ». Basculant d’un univers à l’autre, ce que révèle la réalité frôle des natures d’une autre essence. Le passage du masculin au féminin des pronoms déplace constamment le centre de perception : qui voit ? Qui vit ?

« [E]lle écoutait l’eau couler à l’intérieur d’elle-même », lisons-nous d’un personnage, clepsydre humaine. Puis d’un autre : « Il le sait maintenant : un fleuve coule au fond de lui comme une frontière qu’il vient de franchir. » Les repères (dedans/dehors, temps/espace) sont constamment déplacés. Le présent d’éternité, confirmé par les dessins de Jean-Gilles Badaire, rejoint une forme de conte. Il/elle se joignent parfois dans le texte, union près d’« une fontaine venue de La Mecque », et le partage d’une pastèque scelle une scène mythique et fondatrice.

Les « voltes », ce sont ces moments de retournement de l’histoire d’une personne, ou de notre planète. Avec des fins que l’on voudrait commencements, par la métamorphose en poisson ou en lézard, avec l’aide des rites, du temple et de l’église… Accepter, « lâcher prise », et pourtant continuer à se battre contre l’inéluctable dans ce « monde admirable et approximatif ».

Mais on peut « s’échapp[er] par un tableau » ou par un poème lu ou écrit. Et bien sûr par l’amour : 

Il s’éveilla après une nuit d’amour. Sur le corps nu à côté de lui, sur le ventre clair aux courbures rythmiques à présent assoupies, l’ombre des persiennes dessinait un xylophone de lumière.
Il tendit la main pour en jouer. 

« C’era una volta », disent les Italiens, « Il était une fois »… Cet univers délicatement onirique qui s’invente par bribes, c’est bien le nôtre.

[1]. Dino Campana, Chants orphiques et autres poèmes, poèmes choisis, présentés et traduits de l’italien par Irène Gayraud et Christophe Mileschi, édition bilingue, Points, 2016.

Isabelle Lévesque

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