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Tous les moyens sont bons

En 1999 paraissaient chez Fayard les deux volumes de l’œuvre complète de Leonardo Sciascia. Mario Fusco avait établi l’édition et traduit lui-même un certain nombre de textes. Aujourd’hui, il nous propose de nouveau "Todo modo" dans la traduction, toujours actuelle, de René Daillie, publiée chez Denoël en 1976, soit deux ans après sa parution en Italie. Sciascia fut en effet très rapidement traduit et apprécié en France, en particulier grâce à Maurice Nadeau.
En 1999 paraissaient chez Fayard les deux volumes de l’œuvre complète de Leonardo Sciascia. Mario Fusco avait établi l’édition et traduit lui-même un certain nombre de textes. Aujourd’hui, il nous propose de nouveau "Todo modo" dans la traduction, toujours actuelle, de René Daillie, publiée chez Denoël en 1976, soit deux ans après sa parution en Italie. Sciascia fut en effet très rapidement traduit et apprécié en France, en particulier grâce à Maurice Nadeau.

Todo modo est l’un des plus connus de ses romans, ne serait-ce que parce qu’il a inspiré le beau film d’Elio Petri. Peut-être aussi parce qu’il se range dans la catégorie des romans policiers, accessibles à un large lectorat. En effet, dans Todo modo, tous les ingrédients de ce genre répondent à l’appel : deux cadavres, un bon nombre d’hypothétiques meurtriers, une enquête, du suspense… et une fin tout à fait inattendue. Comme dans beaucoup de ses romans, Le Jour de la chouette ou Les Oncles de Sicile par exemple, l’auteur part d’une intrigue policière bien « ficelée » mais nous entraîne toujours au-delà, en prospectant la situation politique de l’Italie, la vie quotidienne en Sicile, sans reculer devant les interrogations métaphysiques.

Todo modo : « par tous les moyens ». Le titre n’a de sens que pour qui connaît la phrase d’Ignace de Loyola, mais il signale dès l’abord que les religieux seront présents dans le récit au même titre que les hommes politiques. Dans les années 1970, l’Italie est démocrate-chrétienne : alliance plus que jamais affirmée de l’Église et de l’État. Le récit se situe quatre ans avant l’assassinat d’Aldo Moro (chef de ce parti), dont Sciascia rendra compte dans L’Affaire Moro (1978). Nous sommes donc au cœur de ce régime caractérisé, plus que tout autre, par la corruption, sur fond de mafia, et par la dégradation des valeurs traditionnelles.

Mais tout commence dans la sérénité. Un peintre très célèbre, incarné par Michel Piccoli dans le film de Petri, se promène dans la belle campagne sicilienne. À une croisée de chemins, un écriteau signale : « Ermitage Zafer, 3 km ». Ermitage ? Qui est Zafer ? Intrigué au point de modifier son trajet, le personnage tombe sur une « bâtisse monstrueuse […] une énorme caserne de béton trouée d’horribles fenêtres étroites et oblongues ». Est-ce un ermitage ou un hôtel ? Un jeune prêtre « brun et chevelu » lui répond que c’est l’un et l’autre. De plus en plus étrange. En fait, l’ermitage a été relégué, à la manière d’une crypte, au sous-sol, et le corps du bâtiment n’est autre qu’un hôtel de grand luxe, construit trois ans plus tôt à la demande de don Gaetano.

Le peintre décide d’y séjourner malgré l’arrivée programmée de « clients particuliers » : ministres, députés, intellectuels reconnus et, à part égale, cardinaux et évêques, tous fatigués de leurs énormes responsabilités et désireux de faire un break, en l’occurrence de participer à des « exercices spirituels » : conférences, temps de silence et de réflexion, discussions, pratique de la prière, mais aussi repas copieux et bien arrosés. Très attentionné, l’organisateur, don Gaetano, a fait venir clandestinement les maîtresses des cinq personnalités, laïques ou religieuses, les plus marquantes. Belle occasion pour Sciascia de donner libre cours à son humour corrosif et léger.

Pour aller vite, tout se déroule dans l’ordre et le calme. Le soir venu, les invités se rangent militairement en carré pour réciter le rosaire dans une obscurité favorable au recueillement… et au crime, car c’est pendant cette démonstration de piété un peu désuète que le ministre est abattu d’un coup de pistolet. Il ne sera pas le seul, don Gaetano sera peu après retrouvé mort dans sa chambre : suicide ou crime ? Suivent, bien sûr, enquête, interrogatoires et suppositions. Mais l’essentiel n’est pas là.

Le peintre, accepté parmi ces hôtes de marque en raison de sa notoriété, découvre l’étrange personnage qu’est don Gaetano, le fondateur des « exercices spirituels», avec qui il a le privilège d’avoir des entretiens privés. Incarné par Marcello Mastroianni dans le film de Petri, il est séduisant, intelligent, amoral, cynique et cultive le paradoxe : « Voyez-vous, croire que le Christ ait voulu arrêter le mal est l’erreur la plus ancienne et la plus répandue du monde chrétien. Dieu n’existe pas, donc rien ne nous est permis. Cette parole énorme, nul n’a jamais tenté d’en renverser le sens : opération simple, banale, évidente : Dieu existe, tout est permis. »

Todo modo : « Tous les moyens sont bons, disait Loyola, pour chercher la volonté divine ». Ou pour conserver le pouvoir et ses avantages.

Sciascia fait ici le procès de la démocratie chrétienne, qui semble porter à son comble l’immoralité, la présence du mal, sournoise et insaisissable, bien rendue par l’atmosphère qui règne dans les journées consacrées aux « exercices spirituels » et que leur fondateur symbolise.

Pour défendre le film de Petri qui, forçant encore le trait, suscita de violentes polémiques en Italie, Sciascia se contenta de dire qu’« il n’y a pas de démocratie chrétienne meilleure ou pire mais une seule, avec laquelle le peuple italien devra se décider à régler définitivement et radicalement ses comptes ». Ce qu’il fit.

Mais si Sciascia trouve dans ce parti le modèle des régimes corrompus, il dénonce du même coup tous ceux qui, dans tous les pays du monde, l’ont précédé, sont en cours ou à venir. Un « polar » qui va loin.

Monique Baccelli