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Article publié dans le n°1170 (01 avril 2017) de Quinzaines

Il y a plusieurs manières d’aborder la fin du monde. Lorsqu’on souhaite la décrire en particulier. Pour commencer, il s’agit de déterminer l’objectif initial : l’éradication de l’humanité sera-t-elle partielle ou totale ? Cette dernière option ne manquera pas de multiplier les difficultés romanesques.
Jean Hegland
Dans la forêt
Il y a plusieurs manières d’aborder la fin du monde. Lorsqu’on souhaite la décrire en particulier. Pour commencer, il s’agit de déterminer l’objectif initial : l’éradication de l’humanité sera-t-elle partielle ou totale ? Cette dernière option ne manquera pas de multiplier les difficultés romanesques.

En écrivant Le Dernier Monde (Gallimard, coll. « Folio », 2009), où baguenaude un survivant unique, la romancière Céline Minard a dû les éprouver, sans nul doute. Ensuite, pour planter l’ambiance, on a la version « cataclysme » ou celle, plus radicale, de l’Apocalypse. On peut aussi faire intervenir des dieux, des trolls ou les Martiens, ajouter au chaos une pincée de radioactivité ou une cuillerée de virus (vifs de préférence), les deux si on est pressé, et laisser mijoter l’homme plus ou moins longtemps, en fonction du feu utilisé.

Dans son premier roman, très réussi, Dans la forêt, l’Américaine Jean Hegland a opté pour la version douce, sans apocalypse ni radioactivité, aucune créature bizarre – hormis une paire de mâles humains, dont l’un développe son bon côté, l’autre son instinct de prédation – et aucune trace de divinité, pas plus de béquille cosmique. Elle a simplement imaginé une société américaine tombant en lambeaux, perdant ses institutions flétries, puis, étape par étape, les quatre piliers de la société occidentale moderne : l’électricité, le téléphone mobile, l’essence et la grande distribution. Spécialisées dans le « nature writing » américain, les éditions Gallmeister ont trouvé, dans ce roman archétypal, la concrétion de tout ce qui peut aujourd’hui, dans l’esprit d’un romancier occidental, illustrer le retour à la nature. En l’occurrence, un retour total – sans espoir d’assistance ni de renaissance technique, après un déclin rapide de la civilisation – à la vie naturelle. Du petit-bourgeois à l’ensauvagé, déconcerté en cinq sec. Une seule question, alors : comment survivre ?

Chez Jean Hegland, qui compose son récit comme une histoire édifiante, la scène est la suivante : une clairière, la maison familiale où deux jeunes filles ont été élevées dans un relatif isolement et instruites par des parents au tempérament artiste. La mère meurt tandis que la société américaine se délite ; le père se tue accidentellement, en coupant du bois dans la forêt, alors que l’essence qui meut le vieux pick-up familial n’est plus qu’un souvenir. Par bonheur, Eva et Nell parviennent à supporter la solitude avec le soutien des deux choses les plus précieuses que leur a laissées la société défunte : Eva danse des journées entières dans son studio, et l’encyclopédie absorbe toute l’attention de Nell, jusqu’au moment où surgit inopinément le monde extérieur. La tranquillité de la clairière, jusque-là insouciante, est brisée, la peur jaillit, le doute aussi. Contraintes de s’organiser pour survivre, les deux sœurs découvrent peu à peu que les bribes de savoir transmises par leurs parents, presque par hasard, au cours de travaux de jardinage ou de réparation de la maison, ne suffisent pas à les nourrir. L’encyclopédie aide un peu, mais il leur faut réorganiser leur vie de fond en comble : le roman de Jean Hegland débouche sur une robinsonnade fragile, dont la maison familiale est l’écrin, tout d’abord. Malgré l’irruption probable du danger, il est possible de cultiver son jardin et de récolter, mais la consommation du dernier bocal de légumes en conserve jette les deux sœurs au cœur d’un monde inconnu.

Si le livre de Jean Hegland se révèle aussi efficace qu’enthousiasmant, c’est qu’il touche son but sans efforts appuyés. Il avance une interrogation cruciale, dont la réponse devrait nous soucier un peu. Comme dans la ritournelle enfantine, Dans la forêt nous demande : « Bonhomme, que savez-vous faire ? » Nous, enfants du plastique et de la grande distribution, saurions-nous cultiver notre jardin ? Saurions-nous bien distinguer « le cresson, le pourpier, le plantain, la bourse-à-pasteur, les racines de chlorogalum, l’oseille sauvage, le chénopode de Berlandier, l’amarante, les feuilles de moutarde sauvage et la claytonie perfoliée » ? Autruches que nous sommes ! La connaissance de notre milieu naturel est telle que nous ne survivrions pas une seule saison, isolés dans la nature. Et plus moyen de nous souvenir de ce qu’essayaient de nous inculquer les grands-parents dans leur campagne, autrefois… Dans la forêt ou les prémices d’une prise de conscience. Il nous reste à tout réapprendre !

Eric Dussert

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