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Article publié dans le n°1071 (01 nov. 2012) de Quinzaines

En Amérique on mélange baseball et littérature depuis longtemps. Le premier roman de Chad Harbach donne un nouvel élan à ce genre en rendant hommage à Moby Dick, où la chasse à la balle blanche remplace celle à la baleine.
Chad Harbach
L'art du jeu (Lattès)
Michel Nareau
Double jeu. Baseball et littératures américaines (Le Quartanier)
En Amérique on mélange baseball et littérature depuis longtemps. Le premier roman de Chad Harbach donne un nouvel élan à ce genre en rendant hommage à Moby Dick, où la chasse à la balle blanche remplace celle à la baleine.

La plume, plus puissante que la batte ? Dans une Amérique sportive et peu littéraire, la comparaison peut s’avérer fâcheuse. Des centaines de plumes outre-Atlantique ont cherché à éviter cette concurrence par la formation d’une alliance, pratique reprise plus récemment par Robert Coover, Don DeLillo et Philip Roth. Ce jumelage ne choque pas la sensibilité américaine, nourrie depuis l’enfance par des histoires du National Pasttime (« passe-temps national »). Le baseball est inscrit dans le langage, surtout dans les domaines de la finance et du sexe.

Au lycée, par exemple, c’est à l’aide des métaphores tirées de ce jeu que les garçons se relatent leur découverte du corps féminin, qu’ils confondent avec le terrain. Voici un glossaire de quelques termes :

Première base : embrasser.
Deuxième base : toucher la poitrine.
Troisième base : mettre les doigts dans le sexe féminin.
Quatrième base (home plate) : le coït.

À l’aube du XXIe siècle, ce vocabulaire risque de devenir obsolète. C’est l’impression que nous laisse Chad Harbach, nouvelle star de la scène littéraire new-yorkaise, co fondateur du prestigieux magazine n+1 et bénéficiaire de 665 000 $ d’à-valoir, après des enchères très médiatisées, chose inouïe pour un premier roman littéraire. L’Art du jeu, l’objet de cette compétition, a été applaudi comme un home run (coup de circuit) par la critique américaine, qui y voit un tour de force. L’art de son auteur consiste en sa réinvention du récit de baseball. Ce jeu, créé au XIXe siècle comme Moby Dick, roman fétiche de Harbach, subit une réécriture post-moderniste sur le modèle de la relecture de Melville effectuée par des universitaires contemporains. Le passe-temps national se transforme en rite homoérotique pour le divertissement des étudiants idéalistes et bienpensants.

Le baseball, de quoi est-il le nom ? D’une scène primitive où des colosses munis de massues en érable propulsent des balles – petits œufs blancs – sur une trajectoire aiguë avec la force d’un fusil avant qu’elles ne tombent sur une terre féconde, parsemée de bases ? De l’apothéose d’un Hercule tenant la batte à deux mains et qui, lorsqu’il expulse la balle du stade, s’octroie une promenade triomphale du circuit des bases sous les applaudissements de la foule ? Bien sûr que non ! Ce sont des mythes du passé !

À l’époque actuelle, on attend du baseball qu’il soit porteur de valeurs plus modernes, et pour ce faire, son récit doit s’adapter. À bas la batte, cette tige de bois rigide et dure qui ne sait pas caresser, qui ne fait que frapper ! Vive le gant, pièce d’habillement souple et flexible, employé par les joueurs de champ qui attendent patiemment l’arrivé de la balle afin de la cueillir, l’envelopper et la protéger dans ce morceau de cuir doux et humide !

Effectivement, le titre américain, The Art of Fielding, convient mieux parce qu’il met l’accent sur ces joueurs-ci. C’est une mise en abyme, tirée du nom d’un recueil publié par Aparicio Rodriguez, ex-joueur qui, une fois à la retraite, s’est mis à écrire des aphorismes. Comme quoi la volonté de mélanger baseball et littérature n’est pas l’apanage des romanciers.

Le recueil de Rodriguez est un traité zen, un éloge de la douceur dont les aphorismes aident le lecteur non seulement à jouer mais à vivre :

26. L’arrêt-court est l’ancre au centre de la défense, un havre de sérénité. [...]
59. Jouer une balle roulante doit être un geste de générosité et de compréhension du monde. On ne joue pas contre la balle, mais avec elle
[...]. Le bon joueur accepte son chemin et le fait sien ; il s’agit de faire corps avec la balle, de dissoudre le moi pour annihiler les souffrances et les fautes de défense.
147. Ce sont les jambes qui lancent
(1) !

Est-ce vraiment les jambes qui lancent ? Les bras sont-ils devenus aussi obsolètes que les battes ? Le baseball s’est-il transformé en danse contemporaine ? Et l’uniforme en collant ?

L’Art du jeu – celui de Harbach – chevauche plusieurs genres littéraires, comme son ancêtre Stover at Yale, publié par Owen Johnson en 1911, autre Bildungsroman ayant trait au sport et qui se déroule à l’université. Ils ont en commun l’évocation d’un univers utopique. C’est le principe même des compétitions sportives, qui ont lieu dans des stades coupés du monde extérieur, où victoire et défaite n’ont pas de conséquences irrémédiables.

Harbach élargit cet espace utopique pour qu’il couvre le campus entier. Westish College, à deux heures au nord de Milwaukee, représente une sorte de no man’s land situé « in the crook of the baseball glove that is Wisconsin », c’est-à-dire au point de jonction du pouce et de la paume de la main (l’État du Wisconsin a la forme d’un gant de baseball). Ou si on remplace la métaphore du gant par celle d’un collant – à l’entre-jambe, voire à l’origine du monde. C’est une métonymie féminine. À travers cette mise en abyme géographique, le campus n’est qu’un stade et tous les étudiants sont des joueurs de baseball qui luttent, non pas pour leurs diplômes, mais pour le championnat.

En effet, Chad Harbach choisit ses personnages comme s’il était sélectionneur. Chacun remplit une fonction différente, à commencer par Mike Schwartz, meilleur ami du héros, Juif rusé, doué pour la manipulation de ses pairs. Il sort avec Pella, dont le prénom est tiré d’une ville macédoine pillée par les Romains, femme déchue et tentatrice, maltraitée par un mari possessif. Elle rompt sa relation adultérine avec Mike lorsqu’elle séduit son meilleur ami. Celui-ci partage sa chambre universitaire avec Owen Dunne, Noir et homosexuel, érudit et raffiné. Ils sont tous sous l’« autorité » de Guert Affenlight, président de Westish College, père de Pella, sexagénaire coureur de jupons qui découvre subitement au milieu du roman qu’en fait il est gay.

Au milieu de ce tableau multicolore se trouve Henry Skrimshander, joueur de champ. Il a même grandi au milieu des champs, au fin fond du South Dakota. Et il y serait resté s’il n’avait pas été repéré par Schwartz, qui l’a propulsé vers un avenir brillant et lucratif. Tout ce qu’il sait faire, c’est jouer au baseball, ce qu’il fait de façon inconsciente. Hélas, lorsque l’on bascule vers le côté obscur – schwarz –, il y a toujours un prix à payer, et pour Henry, c’est celui de devenir conscient. Il se met à avoir des pensées, chose dangereuse !

On comprend bien pourquoi Jonathan Franzen, l’auteur de Freedom, a aimé ce roman : comme Harbach, il conçoit une opposition manichéenne entre la simplicité de la campagne et la corruption de la ville (2). Est-ce pour cela que Pella a fui San Francisco tandis que Guert a quitté Boston et son poste à Harvard ? L’air du Wisconsin exerce-t-il un effet purifiant sur ses habitants ? Comme celui de la mer pour l’auteur de Moby Dick ?

L’ombre de Melville, surtout de sa dick – « bite » en argot anglais –, plane sur cette université. Une statue de l’écrivain est érigée à côté du lac. Le surnom des équipes sportives de Westish, les Harponneurs, se réfère à Moby Dick. Pella et Guert portent des tatouages identiques sur leur bras gauche, un cachalot sortant des flots. Des filles se promènent sur le campus « avec des tee-shirts arborant une baleine sur le devant, et derrière l’inscription : « Westish College : adickment vôtre ! ». Mais ne vous trompez pas : les personnages principaux de ce roman semblent vaciller entre l’homosexualité et l’ascétisme, les deux chemins sains et spirituels proposés par le narrateur. C’est dans ce sens que nous comprenons le geste de Pella, qui, prenant les choses en main, initie Henry au sexe lorsqu’elle l’introduit dans sa quatrième base à elle, sa home plate. Par cet acte, elle devient entremetteuse et boucle le circuit homoérotique, jusque-là coupé, qui lie son nouveau et son ex-amant.

Comme quoi les baleiniers, les stades et les campus sont tous des huis clos servant à faire monter la tension homosociale jusqu’à l’explosion. Il s’agit des affrontements « sportifs » stricto sensu : une « activité physique exercée dans le sens du jeu, de la lutte et de l’effort, et dont la pratique suppose un entraînement méthodique, le respect de certaines règles et disciplines ». Cette définition, tirée du Grand Robert, se réfère-t-elle au sport ou au sexe ? Même question pour le dicton d’Aparicio Rodriguez : « il s’agit de faire corps avec la balle ». De quelle balle s’agit-il ? Celle du jeu ? Ou, en sachant qu’en anglais les « balles » (balls) désignent les « couilles », peut-on croire que Rodriguez se montrait provoquant comme les filles avec leur « adickment vôtre » ?

Pour le lecteur francophone qui ignore la tradition dans laquelle se situe le roman de Chad Harbach, le livre de Michel Nareau – Double jeu. Baseball et littératures américaines – constitue une excellente entrée en matière. ❘

  1. Page 28.

  2. Voir Steven Sampson, Côte est-côte ouest. Le roman américain du XXIe siècle, de Bret Easton Ellis à Jonathan Franzen (éd. Léo Scheer).
Steven Sampson

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