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Article publié dans le n°1071 (01 nov. 2012) de Quinzaines

En quinze nouvelles, Ferdinand von Schirach poursuit son exploration des questions morales qui sourdent du droit et animent la littérature. Avec une distance ironique singulièrement jouissive, il s’en joue et triture tous les possibles de fictions terriblement grinçantes.
En quinze nouvelles, Ferdinand von Schirach poursuit son exploration des questions morales qui sourdent du droit et animent la littérature. Avec une distance ironique singulièrement jouissive, il s’en joue et triture tous les possibles de fictions terriblement grinçantes.

« Les choses sont ce qu’elles sont », nous rappelle en exergue l’écrivain, reprenant les mots d’Aristote. C’est la nature même du droit que de se confronter, avec un détachement moral singulier et puissant, au réel, aux dispositions détraquées et effrayantes qu’il peut emprunter pour s’imposer à des êtres qui ne peuvent qu’essayer de s’en débrouiller. Coupables – le titre allemand, Schuld, reflète une ambiguïté entre culpabilité et responsabilité – inventorie, diffracte, rend compte, invente des perspectives, mais ne juge pas, ou pas seulement. C’est un texte décalé que l’on traverse, contre lequel on s’appuie, comme pour regarder de côté. Les quinze nouvelles qui le composent s’apparentent à des variations plus ou moins incongrues, dérangeantes toujours, autour de cette question de la faute et de la punition, de l’effarant aléatoire de ce qui conduit ici la fiction.

Ces brefs récits font écho à ceux qui composaient Crimes paru il y a deux ans (1), en redisposent les enjeux, en tirent des fils semblables pour continuer à entreprendre ce que c’est que le droit, les principes qui le régissent, sa pratique et, surtout, la réalité dont, au travers de ses acteurs, il se fait l’étrange traducteur misérable. Le narrateur, paradoxalement proche et distant, dresse, au fil des anecdotes, un portrait sans concession du monde contemporain, des avanies qui le traversent, de la violence qui l’habite comme un fantôme sournois, de la monstruosité banale des êtres et du manque terrible de repères qui les égare. Cet avocat, tantôt jeune débutant aux prises avec ses doutes et ses faiblesses, tantôt plus âgé et blasé, représentant à la fois les bourreaux et les victimes, nous accompagne au plus près de ce que nous ne voyons pas, ce qui demeure confiné dans le « couloir [qui] sentait le linoléum et les vieux dossiers » d’un triste palais de justice ou de ternes rubriques judiciaires, faisant saillir la banalité terrifiante du pire.

Qu’il défende le membre d’une fanfare provinciale accusé d’un viol collectif barbare qui restera impuni, un vieil homme édenté et alcoolique qui sous-loue son logement à des trafiquants de drogue, une femme battue sauvagement par son mari que son amant roue de coups, un riche industriel échangiste qui tabasse avec un cendrier l’un des partenaires de son épouse, un cadre incarcéré pour des agressions sexuelles sur une gamine mythomane de son quartier, un couple d’anciens sans-logis qui a dérapé de longues années auparavant ou une institution catholique dont de jeunes pensionnaires torturent l’un de leur camarade introverti, le narrateur problématique de ces textes réfléchit à la fois la pratique du droit, sa nature intellectuelle, et y épuise sa capacité d’abstraction pour découvrir que tout n’est que fiction, que le monde n’a de sens que dans ses déviances, dans les voix impossibles et déniées qui les incarnent.

Dans le livre, l’innocence et la culpabilité s’apparentent à des processus et non à des états. Ils se modifient, varient, s’équivoquent. Von Schirach nous enjoint de les analyser, de les suivre pas à pas, comme égarés au bord de nous-mêmes, voyeurs dérangeants et mal à l’aise, d’en interpréter les mouvements imprévisibles. Chacun des dispositifs progressifs qu’empruntent ses nouvelles d’une féroce inventivité – car derrière la simplicité d’une langue d’une grande précision et d’une froideur apparente se dissimulent une virtuosité et une variété impressionnantes – témoigne d’une instabilité fondatrice, d’un doute permanent qui font se jouer à la fois la terrible question de la culpabilité, de sa rétribution possible, et celle de la nature de la fiction, du pouvoir des mots, de leur jeu incessant. Von Schirach est décidément un artiste du trouble. Entre ironie et douceur, cruauté et empathie, distance et proximité, l’écrivain se fait l’avocat de ceux qui ont perdu quelque chose.

Les récits se tournent tous vers une étrange équivalence entre le droit et la littérature, les moyens qui les soutiennent, leur nature intrinsèque qui ne s’exprime que dans le grand jeu des mots. L’écrivain juridique – osons cette qualification – profère que tout n’est que fiction, depuis le réel le plus sordide et invérifiable jusqu’au droit et, par extension, la justice. Rien ne peut advenir sans le langage, sans une réflexion sur la nomination et l’architecture de la réalité. Coupables s’apparente ainsi à une succession de fictions exemplaires qui se détournent, à un jeu de focalisations diverses qui déplacent les enjeux et confèrent aux récits une formidable dynamique, pour conformer une certaine conception – ironique bien sûr ! – de la morale (2). Von Schirach, assurément, écrit des fables.

La lecture en serait presque insoutenable sans l’humour extrêmement singulier qui hante ces textes, sans le secours d’une distance grotesque qui prend forme dans la tension qui s’exerce entre ce qui est raconté et sa perception systématiquement décalée. En témoigne la nouvelle la plus brève et sans aucun doute possible la plus réussie du recueil – « Dissection » – qui, en deux pages à peine, renverse l’entièreté d’une fiction brutale pour la faire choir en quelque sorte dans une ironie quasi insupportable et dont, pourtant, nous jouissons à l’extrême. Lisant Coupables, nous nous délectons de notre malaise, de nos besoins voyeuristes, de notre perversité sourde. Mais à distance toujours, comme à l’écart, inconfortablement. L’écrivain chronique la terrible perte de l’innocence qu’éprouvent ceux qui savent, ces avocats déniaisés qui « en descendant du train » savent « que, plus jamais ! les choses ne seraient simples ». En trouvant le moyen de raconter l’infâme, nous en faisant rire et grincer des dents, Von Schirach dit quelque chose de ce que nous perdons sans fin, d’un monde monstrueusement insensé où nous nous égarons sans le savoir peut-être et où les innocents ont irrémédiablement disparu.

  1. Le volume vient de paraître en Folio.
  2. Pour approfondir cette question, nous recommandons la lecture du très bon ouvrage de F. Leichter-Flack, Le Laboratoire des cas de conscience (Alma, 2012, voir QL n° 1 056).
Hugo Pradelle

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