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L'œuvre totale de Pierre Guyotat

Depuis la pierre inaugurale Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967), trou noir autour de la guerre d’Algérie, le scandale et la censure d’Éden, Éden, Éden, adoubé par Leiris, Barthes et Sollers qui en signent la préface, Pierre Guyotat poursuit une œuvre totale, d’une radicalité et d’une exigence qui n’ont pas d’équivalent dans le champ littéraire actuel. Lire la prose épique de Guyotat, c’est se heurter à un Verbe qui se fait chair sous nos yeux. Sous l’apparence de l’exubérance, de la démesure rabelaisienne, une œuvre solitaire, ascétique, bâtit un monde alternatif, un monde en langue vertébré par les figures des putains circulant dans un microcosme placé sous le signe du bordel. Un bordel tant physique que métaphysique où les putains mâles et femelles existent afin d’assouvir les fantasmes des clients, maîtres et affranchis.
Pierre Guyotat
Par la main dans les enfers : joyeux animaux de la misère II (Gallimard)
Pierre Guyotat
Humains par hasard (Gallimard (Arcades))
Depuis la pierre inaugurale Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967), trou noir autour de la guerre d’Algérie, le scandale et la censure d’Éden, Éden, Éden, adoubé par Leiris, Barthes et Sollers qui en signent la préface, Pierre Guyotat poursuit une œuvre totale, d’une radicalité et d’une exigence qui n’ont pas d’équivalent dans le champ littéraire actuel. Lire la prose épique de Guyotat, c’est se heurter à un Verbe qui se fait chair sous nos yeux. Sous l’apparence de l’exubérance, de la démesure rabelaisienne, une œuvre solitaire, ascétique, bâtit un monde alternatif, un monde en langue vertébré par les figures des putains circulant dans un microcosme placé sous le signe du bordel. Un bordel tant physique que métaphysique où les putains mâles et femelles existent afin d’assouvir les fantasmes des clients, maîtres et affranchis.

Dans Par la main dans les Enfers, suite de Joyeux animaux de la misère I, la logique, les rouages de ce monde duel, se déplient autour des figures qui vivent sur les cercles de l’enfer humain, au cœur du bordel, une putain femelle et deux putains mâles, dont Rosario. À côté de Coma, Formation, Arrière-fond, récits à dimension autobiographique écrits en langue « ordinaire », Guyotat a érigé sa tour de Babel cosmique de Prostitution au Livre jusqu’à l’explosion de Progénitures. Dans le champ de la littérature française, Guyotat est l’un des rares inventeurs actuels de langue aux côtés d’Hélène Cixous, Valère Novarina. Créant une syntaxe, une rythmique autres, une langue soustraite à l’« universel reportage » comme l’écrivait Mallarmé, il fait du verbe le lieu où s’affrontent les pulsions désirantes, où la Loi implose, où la langue cherche ses mille et un corps. Explosion des vocables, élision du « e » muet, mots troués par des apostrophes, éclats des onomatopées… Violentée, éventrée, ré-accentuée, soumise à des états extatiques, la langue se voit altérée, bousculée dans sa morphologie, dans sa syntaxe, dotée d’une puissance expressive inouïe : le sens émerge des sons.

Nouveau Virgile, Guyotat nous conduit par la main dans les enfers des chairs outragées, des corps consommés. Si le titre épand une résonance biblique, les lieux infernaux dans lesquels le lecteur descend sont davantage païens, pris dans une réalité antique. Nul écrivain n’a comme Guyotat mené la langue au point où elle révèle sa matérialité, sa part de sensations, de substances. La dimension organique de sa geste verbale passe par une langue physique qui a traversé la métaphore. Afin de phraser le monde clos du bordel qui se tient au bord de l’inhumain, pour donner à voir et à entendre l’asservissement auquel les non-étants, les putains, sont réduits, il fallait produire une langue défaite et reconstruite, affranchie de ses entraves. Au huis clos du bordel, à ses corps ouverts à la pénétration et à l’effraction, répond une langue prise dans une ouverture infinie. Comme l’écrit Donatien Grau dans un magnifique livre d’entretiens, Humains par hasard (riche complément à Explications, entretiens avec Marianne Alphant parus en 2000, à Vivre, à Littérature interdite), Guyotat s’avance comme « l’expérimentateur inspiré d’une anthropologie nouvelle ». Plus exactement d’une cosmologie qui décentralise l’homme en ouvrant les plans du réel aux éléments, à la faune, à la flore, aux non-humains qui foisonnent dans son œuvre. Si certains ont tiré une lecture religieuse de ses odes au cosmos, à la nature, de ce que l’on pourrait appeler son panthéisme, d’autres – pensons à Michel Surya – ont souligné en elles la révocation, dans la lignée de Sade, du principe divin. Au fil de ses dialogues avec Donatien Grau, Guyotat confie combien il est hanté par la question de l’animalité.

L’exploration de l’obscène, d’une sainteté de l’obscène, passe par l’attention portée à ce qui a été refoulé comme vil. Dans un paradoxe cher à Genet mais aussi à Bataille, le plus bas côtoie le sacré, sécrète le sacré. La subversion quant au fond et quant à la forme (termes employés par commodité, dualité inadéquate dès lors que l’œuvre de Guyotat a dépassé cette division), l’aura sulfureuse de transgression par lesquelles on la caractérise (crudité des mises en scène de l’abjection, d’un asservissement vécu en outre dans le bonheur), sont d’ordre à la fois esthétique et politique.

Le monde qui naît dans son imaginaire a congédié la morale, le jugement, la psychologie, la représentation, l’idéalisme. Le peuple des putains qu’il a créé, constitué de ceux qui ne sont pas reconnus comme des étants, surgit au fil d’une langue-matière où les apostrophes qui trouent les mots, les points de suspension, les giclures des points d’exclamation, sont autant de viscères, de boyaux, de manifestations de la sève textuelle. Le langage normatif, asservi, formaté, du français courant se retrouve dé-castré, dé-châtié et doté de greffes d’organes non répertoriés. En levant la castration de la langue, la castration que le symbolique a imposée au discours, Guyotat touche à la jouissance de la langue (au double sens du génitif, objectif et subjectif). L’écriture est portée par la pulsion sexuelle. La langue, idéalisée et aseptisée, se conquiert sur le deuil de la matière, de la nuit, par la mise à l’index des pulsions, la mise à l’écart de l’avant-langage. C’est ce refoulé que Guyotat réinjecte dans la langue. Mallarmé relevait le défaut des langues par le haut, en allégeant le français, en le conduisant vers des idéalités stellaires. Guyotat, lui, ne rédime rien mais tord la langue vers le bas, vers ses bas-fonds. Au rebours de toute sublimation, de tout icarisme.

Par ses greffes orales, phonétiques, sa généalogie du français, la pensée se tend vers la fange, l’avant-forme, l’animalité, la part exclue par le système, par le pouvoir. La différence s’abolit entre la violence faite aux corps des putains et la violence produite sur la langue. Pour être montrée, présentée, la fornication entre les corps exige une copulation linguistique. Pierre Guyotat est un démiurge qui, à partir de la glaise, de la préhistoire de la langue, produit la genèse d’un autre français. Au centre d’un monde dévasté par les guerres, l’esclavage, Par la main dans les Enfers pose le bordel où officient des putains livré(e)s au commerce des corps, des humeurs, gagnant une pureté, une liberté du fond de la misère où ils se tiennent.

Dans ces pages où des siècles d’Histoire – mais encore plus la Préhistoire et la nature – sont brassés, Guyotat met la langue à nu. Dans un avant, un en deçà du jardin d’Éden. Dans ses derniers textes, les deux tomes de Joyeux animaux de la misère, la musicalité du texte gagne en ampleur, en fluidité ; elle sourd de cette langue qui a guillotiné le français institué, retourné le français normatif. Révoquant toute autorité extérieure, la langue la plus libre jaillit pour énoncer les faits et gestes des corps esclaves ralliés au verbe sauvage et libéré. S’il tend, s’il bande la langue jusqu’à son érection, s’il en fait une langue mutante, c’est moins dans une ouverture au futur qu’en vue d’une descente vers ses origines, son commencement. Gorgée d’une germination vitale, la langue-monde de Guyotat se déploie comme une langue ré-animalisée, re-végétalisée au sens où elle ne se stabilise pas dans un code normatif réduit aux seuls locuteurs humains.

[ Extraits ]

« quatre pattes… tâtonner… mes doigts à la bouse, suivre la vermine aller au rat nous suer son agonie, ma paume empoigner la dépouille encore un sursaut contre ma ligne de vie »

Pierre Guyotat, Par la main dans les Enfers, p. 227.

« plateaux, mis-bas, fête foraine, le bec du vautour me pincer le bras… muni de mes cinq sens, serais-je vivant ? … quel errant me le certifier ? … serais-je passé humain, nos trois avec, où retenus ? quoi faire, nous trois humains ?... »

Pierre Guyotat, Par la main dans les Enfers, p. 422.

« c’est comme si je désirais un monde qui reste primaire, entre l’animal et l’homme […] J’ai une conscience très forte, très corporelle de mon ancestralité animale […] Le mal que l’on m’attribue tient au fait que je maintiens l’humanité à un niveau inférieur à celui auquel elle se positionne ellemême […] Si le texte éprouve une tentation, ou s’il y a, dans le discours de mes figures, une tentation d’édification morale, de résolution morale, je quitte immédiatement la chose, ça ne m’intéresse plus »

Pierre Guyotat, Humains par hasard, pp. 134-135. 

Véronique Bergen

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