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Tristan Corbière est-il un poète maudit ?

Des cinq « poètes maudits » inventés en 1883-84 par Verlaine, créateur génial de cette expression qui allait avoir une si longue postérité, Tristan Corbière était, et sans doute reste, le plus durablement méconnu. Au moins deux des autres, Mallarmé et Rimbaud, ont connu une éclatante gloire posthume. Marceline Desbordes-Valmore et Villiers de L’Isle-Adam, plus obscurs, le sont moins pourtant peut-être, surtout le second, que l’infortuné breton.
Jean-Luc Steinmetz
Tristan Corbière
(Fayard)
Des cinq « poètes maudits » inventés en 1883-84 par Verlaine, créateur génial de cette expression qui allait avoir une si longue postérité, Tristan Corbière était, et sans doute reste, le plus durablement méconnu. Au moins deux des autres, Mallarmé et Rimbaud, ont connu une éclatante gloire posthume. Marceline Desbordes-Valmore et Villiers de L’Isle-Adam, plus obscurs, le sont moins pourtant peut-être, surtout le second, que l’infortuné breton.

L’unique livre de Corbière, Les Amours jaunes, publié à Paris et à compte d’auteur chez les frères Albéric et Louis Glady, 10 rue de la Bourse, en août 1873, deux mois avant la sortie furtive d’Une saison en enfer à Bruxelles, aurait dû sombrer dans un oubli d’autant plus total que son auteur mourut deux ans seulement plus tard, à moins de trente ans, la moitié de sa courte vie ayant été gâchée par une maladie (tuberculose, rhumatisme articulaire ?), aggravée peut-être de syphilis, dont on ne sait rien avec certitude.

C’est un nommé Jules-Édouard Chenantais, dont le père, époux d’une des tantes de Tristan, avait hébergé en 1860 à Nantes l’adolescent Corbière, alors âgé de quinze ans et externe au lycée de cette ville, qui allait permettre au texte d’avoir une destinée. Tentant sa chance dans le milieu littéraire parisien sous le pseudonyme de Pol Kalig, Chenantais rencontra en effet Léo Trézenik, naguère membre des Hydropathes et ami de Verlaine, auquel lecture fut faite des Amours jaunes une nuit de l’hiver 1883.

Cette année 83, pour Verlaine, c’est celle du deuil – il a perdu au printemps Lucien Létinois, son « fils adoptif » avec qui il s’était installé comme gentleman farmer à Juniville près de Rethel en 1880 –, c’est aussi celle, crapuleuse et « maudite », de l’ivrognerie et de la débauche à Malval, où il vit avec les parents de Lucien et sa propre mère, qu’il menace de mort et brutalise. Comment n’aurait-il pas reconnu en Corbière, en ses poèmes maritimes hérissés de vocables poissards, en son désespoir proclamé, sa soif d’amours impossibles et d’inaccessible gloire, un frère en malheur et en malchance ?

Mais justement, toute une partie de l’enquête biographique serrée, vraiment passionnante à force de rigueur mais aussi d’ouverture d’esprit, que mène Jean-Luc Steinmetz, par ailleurs spécialiste incollable de Rimbaud, Mallarmé, Lautréamont et de l’ensemble foisonnant de la poésie fin de siècle, consiste à démêler les causes profondes du mal de vivre bien réel qui fait de Corbière le premier des « maudits », causes qui ne sont pas celles qu’ont retenues les biographes antérieurs. Ce minutieux travail de recherche, que ne sous-tend pas seulement l’obsession érudite de connaître la vérité factuelle sur un homme, littéraire sur une œuvre, mais un étonnant sentiment de fraternité, acquiert au fil des pages un caractère révélateur, dont l’image, peu ou prou « romantique », du poète, émerge radicalement transformée.

Tristan Corbière : l'enfance d'un poète très peu maudit 

Et d’abord, Édouard-Joachim Corbière, qui se choisit le prénom plaintif de Tristan sans doute en 1867 (il a vingt-deux ans) lors de la rédaction de son premier poème important, le « Panayoti », épopée héroïque et burlesque qui narre en 128 vers l’histoire, vieille de près d’un demi-siècle, d’un exploit militaire de marins bretons, ce Corbière dont la légende a voulu faire un mal-aimé dès le berceau, n’eut pas du tout une enfance de Poil de Carotte. Il fut au contraire entouré, adoré, choyé par une famille plus qu’à son aise de bourgeois fortunés.

Le père, Édouard Corbière, qui eut à cinquante ans ce fils d’une Angélique-Aspasie Puyo de dix-neuf printemps, fort laide il est vrai si nous en jugeons par l’encart photographique sis après la page 239, mais issue d’une lignée prospère de commerçants de Morlaix, ne se contenta pas de mettre tous ses espoirs en l’aîné de ses enfants, appelé à lui succéder comme « directeur de bateaux à vapeur ». On le voit, quand son rejeton, en exil dans un internat à Saint-Brieuc, se plaint amèrement d’être le souffre-douleur d’un surveillant, prendre clairement parti, dans des lettres que le biographe a exhumées avec raison, en faveur de l’élève indocile et contre le « pédant de collège ». Il l’encouragera aussi, soutenu en cela par une innombrable parentèle extasiée, à accomplir ses premiers pas d’écrivain en composant pour des fêtes familiales de petits bouts de comédie où sont brocardés férocement nombre de notables de la ville. Quant à l’anticléricalisme et au goût de la dérision du poète, on repère leur origine aisément dans les convictions de son père, qui contrastent fort avec le conformisme d’une mère confite en dévotion, selon le schéma sexuellement distributif si avéré au XIXe siècle.

Il faut dire que M. Corbière, le géniteur, n’est pas n’importe qui. C’est un aventurier, un baroudeur, un vrai loup de mer qui combattit les Anglais sous Napoléon, fut blessé en 1810, puis prisonnier sur un ponton aux yeux sûrement horribles, quelque part en vue de la côte de la perfide Albion. Un gaillard, donc, qui resté fidèle à l’Empereur se lance après 1815 dans la politique et le journalisme, devient directeur d’un organe libéral, est condamné de ce fait à un mois de prison et à une amende en 1824, reprend du coup son métier de marin, commandant en second puis capitaine de navire marchand. Alors, comme tout de même ses scrupules humanitaires de républicain ne pèsent pas trop lourd, il boucle douze voyages de traite pour alimenter en esclaves noirs les plantations de Martinique et de Cuba. Péripéties romanesques, fils illégitime né en 1827, sordide et panache : Jean-Luc Steinmetz insiste à juste titre sur la dimension hors normes d’une figure paternelle que le futur Tristan, indifférent à la politique en héritier nanti qu’il était, ne remit jamais en cause, pas plus qu’il ne fut sensible, comme d’ailleurs Flaubert et bien d’autres, au massacre de la Commune par les Versaillais de Monsieur Thiers.

Rentré au Havre en 1827, rendu à son métier de journaliste, Corbière père se lance dans la littérature, poésies, contes, enfin romans et en 1834 publie Le Négrier, en quatre volumes, un récit haut en couleur, sans imagination mais calqué sur une rude expérience, un beau succès dont Tristan sera l’admirateur inconditionnel puisqu’il dédie son livre « à l’auteur du Négrier ».

C’est dans ce contexte très peu maudit qu’un adolescent ambitieux se découvre précocement laid – il semble bien l’avoir été en effet, comme Verlaine –, éprouve sa faiblesse croissante puis les handicaps d’une maladie osseuse qui va le transformer en une sorte d’épouvantail à demi tors, squelettique, contraint par son état physique déficient à abandonner ses études en 1863, à dix-huit ans, avant le baccalauréat. Désormais, ses parents l’accompagnant tout au long de ce calvaire, il restera un fils de famille oisif à Morlaix puis à Roscoff, où il se retire dans une des demeures familiales (une servante y est mise à sa disposition, point maîtresse semble-t-il), tandis que son père, qui lui avait plus tôt payé un cheval qui fut le fidèle compagnon de son enfance, lui achète successivement plusieurs bateaux sur lesquels il naviguera par tous les temps, avec une témérité folle, ne manquant jamais ni de sollicitude ni d’argent, mais bien de confiance en lui-même et d’amour puisqu’il en est réduit, selon toute vraisemblance, aux étreintes vénales.

Tel est le Tristan restitué par Steinmetz, un maudit non par naissance ou déréliction, mais bien « par la logique d’une influence maligne » selon la formule verlainienne à l’orée des Poèmes saturniens. À partir de l’interruption de sa scolarité, le jeune homme intériorise la déception, inévitable et compréhensible, des diverses branches bretonnes qui avaient escompté pour lui un brillant avenir. Il forge pour lui-même, avec une délectation morose qui se lit partout dans les poèmes suivant des textes de jeunesse d’une verve satirique plutôt lourde, un personnage de raté qu’il va déployer consciencieusement dans les deux voies où il excelle : le dessin et l’écriture.

Car il dessine depuis toujours, avec une remarquable verve et un sens aigu de la caricature. Dans un des chapitres les plus innovants de son entreprise biographique, Jean-Luc Steinmetz raconte la mise au jour, à Londres en 2010, de « l’album Louis Noir », un recueil manuscrit de poèmes et d’aquarelles, qu’il faudrait publier en fac-similé à l’imitation du fameux Album zutique jadis procuré par Pascal Pia. Il s’agit là d’une véritable découverte, fort éclairante, que le lecteur prendra plaisir à considérer comme l’aboutissement provisoire d’une démarche de détective exemplaire.

Tristan Corbière : Une biographie pleine de surprises

À Roscoff, Tristan fréquente chaque été les peintres venus en villégiature, des paysagistes de talent qui n’ont pas laissé un nom impérissable mais ont noué avec le singulier habitant de ce petit port de pêcheurs, par ailleurs fertile terre de maraîchage, des liens suffisamment intimes pour l’entraîner avec eux dans leur séjour d’hiver à Capri, à l’hôtel Pagano (au cours de ce premier voyage, en 1869-70, Tristan Corbière rédige à Marseille, hors sol par conséquent, un de ses poèmes « bretons » les plus célèbres, et les plus sinistres, « Le Bossu Bitor ») : autant de révélations, avouons-le, pour nous qui en étions restés au Tristan traditionnel des brumes d’Armor, et qui le découvrons gambadant, presque joyeux, avec ses amis bohèmes, en des paysages point du tout nordiques.

Cette biographie si riche abonde en surprises, au moins pour l’amateur non spécialiste auquel elle est destinée. Ainsi la citation de la lettre que Tristan adressa de Roscoff en novembre 1870 à sa ravissante tante Christine Millet épouse Puyo, dont il était évidemment amoureux, éclaire-t-elle, en profondeur, sur le jeu délicatement érotique instauré entre le poète reclus dans son coin de mer changé en désert par le départ des vacanciers et une jeune femme – de cinq ans son aînée, elle n’a alors que trente ans – qu’on imagine sage mais libre d’allure et de propos. 

Quant à « Marcelle », l’énigmatique personnage sous l’invocation de qui l’ensemble du livre est placé par la fable imitée de La Fontaine « Le Poète et la Cigale », qui l’inaugure, est-on vraiment en droit de l’assimiler à cette « Italienne », Armida Julia Josephina, dite « Herminie » Cucchiani, compagne du vicomte Rodolphe de Colomb de Battine ?

Aucun élément probant ne permet de le supposer et, en historien probe, le biographe se refuse à conclure. Mais, quoi qu’il en soit, le couple qui apparaît chez Le Gad, le restaurant attitré de Tristan à Roscoff, peu avant l’écrasement de la Commune, est bien étrange et jouera un rôle essentiel dans les dernières années du poète, qui deviendra plus ou moins le dandy fétiche qu’Herminie, ancienne théâtreuse, et Rodolphe, riche « décadent », emmèneront partout avec eux, à Paris où Rodolphe le presse d’entamer une vraie carrière de peintre – ce que Tristan n’osera ou ne pourra faire –, mais surtout l’associe à toutes ses soirées, mondaines ou autres, puis à Capri et de nouveau à l’hôtel Pagano en mai 1872, à Douarnenez, peut-être au Mans, dans le domaine de ses parents. Le terme de cette période où Tristan fut amoureux transi (ou comblé ?) de la blonde Herminie, et à coup sûr commensal privilégié de Rodolphe et de sa concubine, c’est la publication des Amours jaunes, ensemble soigneusement distribué en sept sections dont seule la deuxième porte ce titre, et clos par une nouvelle fable « à Marcelle », « La Cigale et le Poète ».

Le livre est-il un échec ? Pas vraiment, puisqu’il permet à Tristan de collaborer à La Vie parisienne de Louis Marcelin (qui avait publié Baudelaire) et d’y donner, entre autres textes, son premier conte en prose, l’excellent « Casino des Trépassés », en septembre 1874. S’inaugurerait peut-être ainsi une carrière littéraire enfin rémunérée, au lieu de la bohème subventionnée par un père et un ami généreux. Mais le 20 décembre une crise violente laisse Tristan évanoui dans l’atelier de la rue Frochot qu’il partage (sans travailler) avec un ami peintre. On le soignera à Paris puis il rentre à Morlaix pour mourir.

Le mérite d’une biographie comme celle-là, vraiment empathique, c’est qu’elle convie ou plutôt oblige à relire lentement et au moins deux fois tout ce qu’un poète qui ne fut maudit que par le hasard de sa constitution chétive a laissé en vers et en prose. Eh bien ! ça tient ! Moins les textes proprement bretons, que l’emploi de l’argot maritime et de ses abréviations rend parfois hirsutes et un peu « régionalistes » (mais il y a des merveilles bien sûr, comme « La Rapsode foraine et le pardon de Sainte Anne), moins donc les sections « Armor » et « Gens de mer », que tout le reste, qui piaffe sous les coups de trique des points d’exclamation mais ne manque jamais ni d’humour noir ni du « lait de la tendresse humaine », pour laisser à Shakespeare le mot de la fin.

 

INSOMNIE

Insomnie, impalpable Bête !

N’as-tu d’amour que dans la tête ?

Pour venir te pâmer à voir,

Sous ton mauvais œil, l’homme mordre Ses draps, et dans l’ennui se tordre !...

Sous ton œil de diamant noir.

 

Dis : pourquoi, durant la nuit blanche,

Pluvieuse comme un dimanche,

Venir nous lécher comme un chien :

Espérance ou Regret qui veille,

A notre palpitante oreille

Parler bas… et ne dire rien ?

 

Pourquoi, sur notre gorge aride,

Toujours pencher ta coupe vide

Et nous laisser le cou tendu,

Tantales, soiffeurs de chimère :

– Philtre amoureux ou lie amère,

Fraîche rosée ou plomb fondu ! –

 

Insomnie, es-tu donc pas belle ?...

Eh pourquoi, lubrique pucelle,

Nous étreindre entre tes genoux ?

Pourquoi râler sur notre bouche,

Pourquoi défaire notre couche,

Et… ne pas coucher avec nous ?

 

Pourquoi, Belle-de-nuit impure,

Ce masque noir sur ta figure ?...

– Pour intriguer les songes d’or ?...

N’es-tu pas l’amour dans l’espace,

Souffle de Messaline lasse,

Mais pas rassasiée encor ! 

 

Insomnie, es-tu l’Hystérie…

Es-tu l’orgue de barbarie

Qui moud l’Hosannah des Elus ?...

– Ou n’es-tu pas l’éternel plectre,

Sur les nerfs des damnés-de-lettre,

Raclant leurs vers – qu’eux seuls ont lus.

 

Insomnie, es-tu l’âne en peine

De Buridan – ou le phalène

De l’enfer ? – Ton baiser de feu

Laisse un goût froidi de fer rouge…

Oh ! viens te poser dans mon bouge !...

Nous dormirons ensemble un peu.

 Tristan Corbière Les Amours jaunes

Maurice Mourier

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