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Article publié dans le n°1114 (16 oct. 2014) de Quinzaines

« Presque rien » : c’est la première phrase du nouveau roman de Patrick Modiano. La sonnerie du téléphone dans l’appartement de Jean Daragane, comme une « piqûre d’insecte ». Une histoire de carnet d’adresses perdu, un nom propre, puis d’autres, une photo d’identité et des souvenirs.
Patrick Modiano
Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier
« Presque rien » : c’est la première phrase du nouveau roman de Patrick Modiano. La sonnerie du téléphone dans l’appartement de Jean Daragane, comme une « piqûre d’insecte ». Une histoire de carnet d’adresses perdu, un nom propre, puis d’autres, une photo d’identité et des souvenirs.

Oui, se dira-t-on aussitôt, tout est là, familier, comme dans L’Herbe des nuits récemment réédité en poche, comme dans les précédents romans et, allons plus loin, tout près de Remise de peine, récit paru en 1978, dont on retrouvera ici bien des échos. Raison de plus pour se méfier, pour lire entre les lignes ou à travers, c’est selon.

Mais partons de quelques repères. Jean Daragane est romancier. Il a écrit son premier roman vers 1965 et, dans Le Noir de l’été, il citait un nom, Torstel. Or, un jour de septembre, il reçoit un appel. Un homme lui annonce qu’il a retrouvé son carnet d’adresses. Ils se voient et le dénommé Gilles Ottolini lui parle de ce Torstel sur qui il enquête. Ottolini est accompagné de Chantal Grippay, qui deviendra vite son interlocutrice, puisque Ottolini est souvent en province pour des affaires peu claires. Chantal confie un dossier à Daragane. Dans ce dossier rendu illisible par l’absence d’interlignes et la qualité médiocre du papier, Daragane trouve aussi un photomaton. Comme une piqûre d’insecte… Il se reconnaît, enfant, et les souvenirs reviennent.

Trois époques se mêlent alors, ou se confondent comme dans un demi-sommeil ou un rêve. Daragane est d’abord harcelé par le couple à propos de ce Torstel qu’il peine à identifier. Puis les souvenirs de son enfance, d’un séjour à Saint-Leu-la-Forêt en compagnie d’une certaine Annie Astrand, le ramènent au début des années cinquante. Et ces souvenirs, devenus matière de la fiction, le renvoient aux années 1965, tandis qu’il écrivait son premier roman et retrouvait à la fois Annie Astrand et la maison de Saint-Leu-la-Forêt. Entre-temps, le « presque rien » du début est devenu un « rien », puisque le couple qui le poursuivait de ses questions a tout à fait disparu, et que le projecteur est fixé sur le passé, sur les secrets et les mystères d’une enfance un peu triste, et toujours solitaire.

Cette solitude qui traverse le roman comme toute l’œuvre de Modiano, c’est à la fois celle de l’auteur lui-même et cette « universelle solitude » qu’évoque Reverdy et qui touche, voire bouleverse, le lecteur. C’est celle de l’enfant qui ne comprend pas l’expression « chez soi », de l’enfant dont la mère ou le père se débarrasse en prétendant que l’air de la campagne lui fera du bien, de l’enfant côtoyant des adultes aussi fragiles que des lucioles ou des fantômes, et qui observe ou entend sans tout comprendre.

Les voix plus que les visages donnent une contenance à ces êtres. Daragane est sensible à celle, rauque, de Chantal, qui rappelle celle d’Annie lors de retrouvailles vers 1965. L’accent parisien de la jeune femme s’oppose à celui du Midi, d’Ottolini. Et puis il y a les mots ou les noms propres, dont la résonance sert d’ancrage : « Ces mots avaient fait leur chemin. Une piqûre d’insecte, d’abord très légère, et elle vous cause une douleur de plus en plus vive, et bientôt une sensation de déchirure. Le présent et le passé se confondent et cela semble naturel puisqu’ils n’étaient séparés que par une paroi de cellophane. Il suffisait d’une piqûre d’insecte pour crever la cellophane. »

À la « Maladrerie », cette maison de Saint-Leu qui l’a accueilli enfant, Daragane a vu des gravures représentant la « belladone » et la « jusquiame ». Il déchiffrait à peine ces mots, qui évoquent le poison. Annie Astrand a pour « protecteur » un certain « Roger Vincent ». On l’appelle toujours ainsi, comme si ces deux prénoms, dont l’un est un patronyme, ne pouvaient être dissociés. On sait enfin ce que les lieux disent : le square de Graisivaudan où habite Ottolini est ce lieu qu’a habité Daragane à ses débuts de romancier. C’est aussi celui, évoqué dans Livret de famille, où Modiano a écrit La Place de l’étoile. Le chemin qui conduit de l’hippodrome du Tremblay aux bords de Marne est celui qu’emprunte Daragane avec le fameux Torstel, dans la voiture rouge conduite par Roger Vincent. Cette route, bien des personnages de Modiano l’ont prise, dans La Ronde de nuit ou dans Dimanches d’août.

Alors, répétition ? Oui et non. On change d’éclairage, on oriente autrement la lumière. Annie et Roger Vincent apparaissaient déjà dans Remise de peine. Le narrateur, un enfant, vivait au seuil de la vallée de Chevreuse chez elle, avec ses amies, laissé là par sa mère, partie en tournée. D’autres personnages restaient à l’arrière-plan. L’épigraphe empruntée à Stendhal traduit cette perception : « Je ne puis pas donner la réalité des faits, je n’en puis présenter que l’ombre. ».

À des années de distance, les situations se répètent, se font écho. Annie Astrand, après des années sans doute passées en prison, est devenue Agnès Vincent. Ses rapports avec Roger Vincent semblent aussi difficiles que ceux de Chantal (qui se prénommait Joséphine) avec Ottolini, lequel a besoin d’argent et l’envoie dans des « soirées ». Roger Vincent joue et perd, comme Ottolini. Ce dernier est un imposteur, mentant sur sa profession comme sur son identité. Des dossiers de police poursuivent ces personnages, comme ceux-ci poursuivent de leurs appels téléphoniques un Jean Daragane soumis à interrogatoire.

Le héros d’abord se montre réticent à se souvenir : « Il avait peut-être tort de se plonger dans ce passé lointain. À quoi bon ? Il n’y pensait plus depuis de nombreuses années, si bien que cette période de sa vie avait fini par lui apparaître à travers une vitre dépolie. Elle laissait filtrer une vague clarté, mais on ne distinguait pas les visages ni même les silhouettes. Une vitre lisse, une sorte d’écran protecteur. Peut-être était-il parvenu, grâce à une amnésie volontaire, à se protéger définitivement de ce passé. Ou bien c’était le temps qui en avait atténué les couleurs et les aspérités trop vives. » Puis Daragane se laisse prendre. À ceci près que c’est enfin sur l’enfant qu’il a été qu’il obtient des réponses.

Tout l’enjeu du roman est là, qui échappe un moment, revient, se défait pour revenir, mais autrement, par des signes tangibles. Ainsi, questionnant le médecin de Saint-Leu qui vivait en face de la Maladrerie : « Daragane notait au fur et à mesure les paroles du docteur dans son carnet. C’était comme s’il allait lui dévoiler le secret de ses origines, toutes ces années du début de la vie que l’on a oubliées, sauf un détail qui remonte parfois des profondeurs, une rue que recouvre une voûte de feuillage, un parfum, un nom familier mais dont vous ne savez plus à qui il appartenait, un toboggan. » Quand les recherches sur « l’ordinateur » sont vaines, quand vous savez que personne ne répondra aux questions essentielles que vous vous posez sur vous-même, la seule trace qui reste, c’est la sensation.

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier est un roman proustien, pour de nombreuses raisons et pas seulement celle que nous venons d’évoquer. L’auteur multiplie les indices autobiographiques connus de tous ses lecteurs, les signes d’un passé révolu, le Wimpy, le pneumatique ou les poésies de Minou Drouet qui sont sa marque de fabrique, avec un soupçon d’autodérision qui réjouit. On retrouve l’homme timide, capable de changer de trottoir ou de s’esquiver quand un rendez-vous lui pèse, l’écrivain qui « fait la planche » pour échapper à l’emprise des événements, bien d’autres signes encore.

Comme le roman proustien, ce roman repose aussi sur une mise en abyme, avec un romancier qui « essaie » de débuter. On y retrouve des bribes du Noir de l’été, Torstel et Annie appartenant à la réalité de Daragane comme à la fiction dans laquelle il les insère pour leur envoyer des signaux, faire de la fiction un modeste avis de recherche.

La fiction a pour pilotis des lieux, des noms tirés de l’annuaire, des timbres de voix. Mais elle se nourrit aussi de ce dossier semblable à un palimpseste, difficilement lisible, qui met Daragane « en présence de certains détails de sa vie, mais reflétés dans une glace déformante ». Il les découvre en cet été indien étouffant – « saison métaphysique », protégé par le feuillage d’un charme, dans la rue. Daragane est au seuil de la vieillesse, il a beaucoup écrit et une seule lecture l’occupe, celle de Buffon, à l’écriture limpide : « Si on lui avait demandé aujourd’hui quel écrivain il aurait rêvé d’être, il aurait répondu sans hésiter : un Buffon des arbres et des fleurs. »

Norbert Czarny

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