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« Un avenir radieux ». Entretien avec Julie Moulin

Julie Moulin, passionnée par la Russie depuis son adolescence, nous dévoile, dans cet entretien, la genèse de son dernier roman « Domovoï » et comment la littérature et la culture de ce pays ont influencé son écriture.
Julie Moulin
Domovoï
(Alma)
Julie Moulin, passionnée par la Russie depuis son adolescence, nous dévoile, dans cet entretien, la genèse de son dernier roman « Domovoï » et comment la littérature et la culture de ce pays ont influencé son écriture.

Velimir Mladenović : Vous êtes russophile : comment cette culture et cette littérature ont imprégné votre écriture ?

Julie Moulin : Je suis en effet habitée par la culture russe et, au premier plan, par sa littérature. D’abord parce que j’ai commencé à étudier la langue russe dès mon jeune âge, à 13 ans ; ensuite parce que je n’ai longtemps lu que des auteurs russes. De fait, les classiques se sont déposés en strates, à mesure que je grandissais ; ils ont fait sédiment et influencent sans doute ma manière de voir le monde.

Je ne peux pas dire qu’à l’adolescence je comprenais tous les enjeux de l’œuvre de Tolstoï ou de Dostoïevski ; j’aimais également l’un et l’autre ; cependant, je me suis mise à penser comme eux, à me tourmenter avec eux, sur des questions tant sentimentales que morales et sociétales. Les destins contrariés d’Anna Karénine ou du prince Mychkine m’ont définitivement marquée. Ce n’est donc pas un hasard si, dans Domovoï, l’un de mes personnages féminins se prénomme Anne et disparaît mystérieusement. L’incipit de mon roman est d’ailleurs une variation sur celui de Tolstoï. Puis, jeune adulte, j’ai découvert Vassili Grossman et son immense Vie et destin qui, à lui seul, a constitué mon éducation politique.

Maintenant, la littérature russe qui imprègne le plus mon écriture est celle d’Ilf et Petrov, de Gogol, de Boulgakov et, parmi les écrivains contemporains, de Sorokine et de Pelevine. Ce sont eux que je lis et relis avec le plus de plaisir. Je partage ce même goût pour la satire et le grotesque, leur façon de se coltiner le réel et de le décrire de manière décalée. Cette année, j’ai découvert, dans la même veine, Lipskerov et Krzyzanowski. Ensemble, ces œuvres participent à la compréhension intime que j’ai du monde russe.

VM : Votre dernier roman a pour titre un mot russe. Pourriez-vous éclaircir la signification de ce mot en langue russe et dans votre roman ?

JM : Dans la mythologie slave, le domovoï, que l’on prononcera damavoï, est l’esprit du foyer. Souvent représenté sous la forme d’un nain chevelu et barbu, il est le gardien de la famille, à laquelle il n’hésite pas à jouer des tours lorsque ses membres contreviennent à la morale ou ne lui accordent pas assez d’attention. D’ordinaire favorable, le domovoï peut donc s’avérer taquin. Il est le fil directeur de mon roman, apparaissant à des moments clés du récit. Importé par Anne en France après un séjour en Russie, que l’on comprend être fondamental pour la jeune femme, le domovoï disparaît avec elle, privant de protection son mari et sa fille. À eux deux, ils peinent à « faire famille ».

Domovoï est un roman sur la transmission, les traces qui disparaissent – ou réapparaissent – et la reconstitution des origines. C’est aussi un roman sur les frontières et la délimitation des espaces. La famille est la première cellule sociale qui exclue l’autre. Elle est à la fois promesse de sécurité et repli sur soi. En Russie, en 1993, le foyer représente pour Anne un lieu chaleureux, un groupe accueillant dans lequel elle est adoptée, tandis qu’au-dehors l’espace public est plutôt hostile. Mais peut-elle vraiment devenir russe ?

Au travers des expériences d’Anne en 1993 et de Clarisse en 2015, je m’interroge sur le regard que nous, Occidentaux, portons sur la Russie, sur la façon dont nous jugeons cette société aux codes si différents. J’ai voulu explorer nos processus d’identification ou d’aversion, nos fantasmes, au fond. Enfin, en 2015, à l’échelle des États, le foyer incarne, pour moi, cette tendance, en Russie comme en France, à s’enfermer dans des idées nationalistes, une réalité à laquelle va se confronter Clarisse. Le domovoï est-il toujours ce bon génie domestique ?

VM : Clarisse, dans le roman, en apprendra davantage sur son passé grâce à un voyage en Russie. Comment l’histoire de ce pays est-elle attachée à l’histoire personnelle de vos personnages ?

JM : Clarisse et Anne, sa mère, découvrent la Russie à vingt ans d’intervalle. Ce sont deux pays et deux expériences radicalement différents. Bien que Moscou, comme aiment à dire les Russes, ne soit pas la Russie, cela nous donne un repère géopolitique. En 1993, une Russie aux frontières rétrécies balbutie sur les ruines de l’URSS. Vu de l’Ouest, ce pays apparaît tel un nouvel Eldorado. L’ennemi rouge est vaincu, l’idéologie communiste a échoué, il y a tout à conquérir. Cet avenir radieux que les Soviétiques ont vainement attendu pendant soixante-dix ans est désormais, pour les Occidentaux, à portée de main.

C’est dans cet esprit qu’Anne se rend, pour la première fois, à Moscou. À l’orée de l’âge adulte, elle vit ce voyage comme une grande aventure. Or les Russes entrent en réalité dans ce qu’ils nommeront les « années sauvages ». Ils habitent un pays étranger qui laissera bientôt une partie d’entre eux sur le bas-côté. Leur système de valeurs, leurs croyances, tous leurs repères se sont effondrés. Dans cette immense incertitude, certains Russes, cependant, vont se débrouiller, avec plus ou moins de succès, pour bâtir quelque chose de nouveau.

J’ai voulu rendre hommage à cette génération d’hommes et de femmes, notamment au travers du personnage de Serioja, le fils de la logeuse d’Anne, toujours affairé, toujours dans une combine, toujours dans le présent. On ne peut saisir les années Poutine sans revenir sur le traumatisme que constituent encore, pour beaucoup de Russes, les années 1990 et leur désir subséquent de stabilité. Clarisse, qui découvre Moscou en 2015, avec pour bagages de nombreux préjugés, part non seulement sur les traces de sa mère, mais aussi sur celles d’un pays qui a souffert et qui a été humilié.

[Julie Moulin est née en 1979 à Paris. Passionnée par la Russie et par la langue russe (qu’elle étudie dès l’adolescence), elle effectue de nombreux séjours à Moscou. Elle s’installe, en 2003, dans l’Ain, près de la frontière suisse, d’où elle voyage dans toute l’ex-URSS. Elle est l’auteure de Jupe et Pantalon (Alma, 2016) et de Domovoï (Alma, 2019).]

Velimir Mladenović

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