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Un conte d’outre-Rhin

Depuis quelque temps, on voit réapparaître en Allemagne un genre littéraire champêtre que les naufrages de l'Histoire avaient emporté avec eux. Depuis la catastrophe nazie, on n'osait plus guère retourner à d'anciennes formes du « récit ». L'emprise du nazisme, qui pénétra la société allemande jusqu'en son intimité la plus profonde, reposait largement sur la « vraie nature », fraîche, joyeuse, libre (frisch, froh, frei), opposée à l'asphalte et à la ville dénaturée : la poésie des mouvements de jeunesse contre le journalisme. Il s'écrivit ainsi, pendant cent ans environ, de 1850 à 1945, une immense littérature de « retour à la terre » qui promouvait les valeurs « écologiques » du nazisme. Les auteurs et les ouvrages en sont aujourd'hui heureusement tous oubliés.
Depuis quelque temps, on voit réapparaître en Allemagne un genre littéraire champêtre que les naufrages de l'Histoire avaient emporté avec eux. Depuis la catastrophe nazie, on n'osait plus guère retourner à d'anciennes formes du « récit ». L'emprise du nazisme, qui pénétra la société allemande jusqu'en son intimité la plus profonde, reposait largement sur la « vraie nature », fraîche, joyeuse, libre (frisch, froh, frei), opposée à l'asphalte et à la ville dénaturée : la poésie des mouvements de jeunesse contre le journalisme. Il s'écrivit ainsi, pendant cent ans environ, de 1850 à 1945, une immense littérature de « retour à la terre » qui promouvait les valeurs « écologiques » du nazisme. Les auteurs et les ouvrages en sont aujourd'hui heureusement tous oubliés.

Le roman La Corde semble renouer de façon subtile avec un genre romanesque très populaire en Allemagne au début du XXe siècle mais qui, à travers des régionalistes comme Hermann Löns ou « les écrivains de la lande », glissa bientôt vers les pires formes de la soumission et du consentement absolus à l'hitlérisme. C'est précisément, car l'Histoire est passée par là, ce que semble éviter, comme d'instinct, ce roman volontairement anachronique et qui se veut situé en des temps non encore corrompus par la « technique », des temps où on obéissait encore aux commandements du bien et de la modestie.

Stefan aus dem Siepen est un jeune auteur qui commence à être connu en Allemagne. Il est diplomate de métier et travaille au ministère des Affaires étrangères à Berlin : cela vous pose un homme. Le style, très soigné et très classique, renoue, comme celui de Martin Mosebach, avec la tradition et les « valeurs sûres ».

Avec une grande habileté et un sens évident de la construction romanesque, Aus dem Siepen reprend ces thèmes sans pourtant complètement s'y laisser glisser ; d'habitude, ce genre de choses se termine par le pire, par des catastrophes dont les protagonistes sont responsables. Chacun de ses romans ­ - celui-ci est le troisième - ­ fait le récit d'une perte déraisonnable, d'un égarement individuel sous le signe de l'illusion. Cette fois, la déraison est collective. La « corde » est une allusion plus ou moins transparente à l'aveuglement consenti dans lequel s'est plongée l'Allemagne hitlérienne jusqu'à la délectation dans le crime irréversible.

Le livre s'ouvre sur la forêt allemande, et allemande en diable, presque caricaturale, telle qu'un imaginaire bien connu la dépeint: « les forêts dans cette région étaient encore quasi primitives, aussi inaccessibles que les forêts l'étaient des millénaires plus tôt ; on pouvait y marcher des jours entiers sans trouver trace humaine. » Au bord de la forêt, en des temps reculés, en Allemagne, l'auteur le souligne, habitent de braves villageois qui vaquent aux travaux des champs, bien loin de l'agitation du monde. Tout est serein et pacifique en pleine nature, à l'abri du vacarme. Dans le village, où ne vit aucun étranger, on est vraiment chez soi.

Un matin, l'un des habitants qui se promenait par-là découvre une corde d'une grosseur inhabituelle, qui n'en finit pas. Bientôt tous les hommes du village viennent la contempler et s'interrogent. Pris à la fois de curiosité et d'angoisse, ils partent en expédition et suivent cette corde interminable ; ils s'enfoncent si loin dans la forêt qu'ils en abandonnent le village, où ne restent plus que les femmes et les enfants qui, eux aussi dans le désarroi, quittent le village à leur tour, emportant tout ce qui leur reste. Tout peu à peu se défait, les éléments de civilisation disparaissent les uns après les autres.

En route, depuis des jours et des jours, les paysans hirsutes, affamés et puants, sont attaqués par les loups, et l'un des hommes meurt mordu par un serpent, un autre est assassiné. Ils découvrent en suivant la corde un village abandonné qu'ils pillent et ravagent, gagnés par une sorte d'ivresse. Ils se demandent « s'ils n'ont pas cédé à un accès de sauvagerie ». Devenus des hors-la-loi, ils découvrent une seconde corde, comme pour brouiller la piste de la première. Dès lors, « qu'ils rebroussent chemin ou non n'avait plus aucune importance, ils n'avaient plus rien à perdre, les ponts pour un retour étaient coupés ». À la croisée des cordes, la confusion les saisit, et rien ne subsiste des repères de jadis.

On peut très bien voir dans ce livre un conte à la façon du Joueur de flûte de Hamelin, la figure du joueur de flûte y est d'ailleurs volontairement reprise, comme une mise en garde contre les fascinations collectives dont naissent désordre et décomposition. C'est que les forces noires de la curiosité mal placée et de la nostalgie incontrôlée finiront par tout emporter, vers une issue qu'on peut deviner.

C'est vraiment l'Allemagne telle que les contes la décrivent : paix des champs, vertes forêts, flambeaux, châteaux, princesses, loups, chiens, orages, tout y est, un peu comme dans la peinture d'Anselm Kiefer. La Corde est presque une anthologie de toutes les dérives possibles et Aus dem Siepen recourt, à la perfection, à toutes les astuces du récit populaire ; la langue, très bien rendue par la traduction, va au devant du lecteur, qui y retrouve toutes les intrépidités de style qu'il est en droit d'attendre. Ce conte semble faire remonter un passé obscur et plutôt redoutable, fait d'errance et surtout de nostalgie, d'un désir insatiable d'aller jusqu'au bout des choses, quel qu'en puisse être le prix.

Georges-Arthur Goldschmidt