A lire aussi

Livres des mêmes auteurs

Au coeur de l'alpage

La littérature « paysanne » est vivace dans les pays de langue germanique, en Bavière, en Autriche ou en Suisse. Faite de fureur et d’intensité, de confusion des sentiments et des situations, elle décrit en général un monde à la veille de son engloutissement définitif dans le passé. Franz Innerhofer, Franz Xaver Kroetz ou Josef Winkler ont montré la violence désespérée qui règne souvent au sein d’un univers qui semble si tranquille.
La littérature « paysanne » est vivace dans les pays de langue germanique, en Bavière, en Autriche ou en Suisse. Faite de fureur et d’intensité, de confusion des sentiments et des situations, elle décrit en général un monde à la veille de son engloutissement définitif dans le passé. Franz Innerhofer, Franz Xaver Kroetz ou Josef Winkler ont montré la violence désespérée qui règne souvent au sein d’un univers qui semble si tranquille.

Originaire des Grisons, suisse, Arno Camenisch, né en 1978, s'inscrit dans cette tradition de transmission d'une époque où le monde villageois vivait encore selon ses propres modalités, aujourd'hui confrontées à la modernité. Camenisch écrit à la fois en allemand, en swizterdeutsch et en rhéto-roman, ce qui donne à son expression littéraire une saveur, une énergie et une visibilité particulières. Son écriture est toute proche, comme plaquée sur les lieux, les gens et les animaux dont il raconte les petites histoires.

Le premier de ces récits, Sez Ner (2009), le deuxième livre de l'auteur, se déroule dans un alpage suisse où l'armailli, c'est-à-dire le responsable d'alpage et maître fromager, le vacher et le porcher sont les personnages principaux, parmi beaucoup d'autres. L'humour, plus ou moins acerbe, sert à faire passer les grandes et petites souffrances. Le moindre incident prend de l’ampleur et meuble toute une journée : un tas de bois qui bascule, des touristes qui montent de la vallée, la vache qui renverse la machine à traire. Des faits insignifiants sont comme ralentis et deviennent de véritables événements. Les objets modernes tels que les vélos ou les voitures prennent une importance démesurée. Dans l'isolement de l'alpage, tout s'agrandit et tout est significatif, ce que l'écriture très élaborée, et pourtant très naturelle, rend parfaitement. « Le porcher est dans la grange derrière la porte fermée avec deux seaux pleins de farine pour les cochons et un taureau campé devant la porte, le soleil brille à travers les fentes de la porte. »

Mais le propos du livre est surtout de faire vivre l'allemand et le rhéto-roman, l'un à travers l'autre, dans une sorte d'échange de vocabulaire descriptif. C'est plus encore le cas de l'autre livre du même auteur, Derrière la gare, lui aussi traduit par Camille Luscher, dont le travail d'adaptation d'un vocabulaire à cheval sur plusieurs langues est tout à fait remarquable. Il s'agissait de ne pas trahir la façon enfantine et inattendue d'utiliser le langage dans ce livre. « La première banana dans le village c'est le Gion Bi qui l'a eue, dit la tata à la stammtisch, il l'a mangée avec la peau et tout le reste. » Toute une atmosphère caractéristique naît de cette façon de mêler les mots. Le français, qui connaît peu de variations dialectales, rendait donc cette transcription particulièrement ardue si l’on voulait que le ton général du récit ne fût pas rompu. La traduction rend parfaitement compte du regard enfantin qui sait voir ce que l'usage quotidien recouvre et détourne. Tout part du regard d'un enfant qui, de plus, parle dans le côtoiement de langues entremêlant leurs terminaisons : « Le télésiège est resté bloqué pendant notre dernière montée. On avait tout juste tchopé un siège, avant que le type avec le compteur à la main et les restes de spaghetti dans la barbe dise fertic et ferme le cordon. »

L'étonnement est constant et les objets, les gens, les animaux semblent sortir d'eux-mêmes, vus d'un regard neuf qui ne voit jamais ce qui l'entoure de la façon obligée et habituelle : la perception enfantine est créatrice d'un monde parallèle, le familier devient à chaque instant inattendu et comme jamais vu encore ; tout est décalé. Les choses deviennent cocasses et drôles, il suffit de changer de regard, sans se demander à quoi cela sert, pour simplement retrouver cet en dessous qui existe pendant que cela « fonctionne ». Le langage ici accentue le décalage entre l'utilisation quotidienne de la vie telle qu'elle va et l'imagination. Il s'agit dans ce livre très astucieux et d'une grande habileté verbale d'un « microcosme helvético-montagnard », dont tout véritable drame est absent. Les touristes sont les bienvenus sur ces idylliques alpages.

Georges-Arthur Goldschmidt