Au coeur du monde

S’il existe un « témoin capital » de ce monde contemporain, suicidaire, c’est bien Stefan Zweig.
S’il existe un « témoin capital » de ce monde contemporain, suicidaire, c’est bien Stefan Zweig.

Né en 1881 à Hohenems (Autriche) dans une famille juive très « intégrée », il connaît le succès très rapidement et devient l’un des auteurs de langue allemande les plus connus de son époque. Il fut très vite un écrivain populaire, ce qui lui attira les commentaires ironiques des autorités littéraires, parmi lesquelles Hofmannsthal, Thomas Mann ou Brecht. Il écrit des biographies de « grands personnages » (Fouché, Balzac, Magellan, Marie-Antoinette), fait le tour de l’Europe et prononce de nombreuses conférences, dans le monde entier. Pourtant, à bien des égards, il est déjà, du fait de ses origines et avant l’heure, un proscrit qui figure la condition juive. Il est contraint à l’exil. En 1933, ses œuvres sont brûlées sur le bûcher de livres des nazis. Il se suicide en 1942, en exil au Brésil, désespéré de voir l’Europe blessée à mort par le nazisme.

Son œuvre, importante à tous égards, est une sorte de vue en coupe du génie européen, entendu en tant qu’ouverture au monde. C’est ce monde qui est, dans sa diversité passionnante et bientôt tragique, l’objet de son écriture multiple et abondante. Tout ce qui compose la nature humaine dans la multiplicité de ses manifestations éveille la curiosité, l’intérêt et l’empathie de Zweig. « Tous ses engagements avaient ce sens, ceux de l’amitié généreuse toujours recherchée, ceux des combats contre la guerre auxquels il avait employé son intelligence obstinée, ceux de son individualisme impénitent comme de son humanisme authentique », écrit si justement Jean-Pierre Lefebvre dans sa belle préface, exhaustive et vivante, à cette édition qui réunit la totalité des nouvelles de Zweig connues à ce jour.

Le premier volume contient les récits et nouvelles de ce qu’on pourrait nommer les temps heureux de la vie de Zweig, en plein succès littéraire, depuis les tout premiers récits publiés – comme « Dans la neige » ou « Le voyage », qui déjà abordent la condition d’existence juive, ou la sexualité, comme « La gouvernante » ou « Brûlant secret », « Confusion des sentiments », nouvelles déjà tout à fait « freudiennes », où est évoquée l’ambiguïté sexuelle – jusqu’aux écrits de 1929. Tous ces récits sont accompagnés en fin de volume de notes explicatives de grand intérêt. L’une de ces nouvelles, « Vingt-quatre heures de la vie d’une femme », fera l’admiration de Freud, le « jeu de main » comme substitut et transfert de la passion amoureuse.

Ces ouvrages, en passant par des ensembles de récits aussi significatifs que Grandes heures de l’humanité, décrivent les événements qui paraissaient à Zweig avoir déterminé le cours de l’histoire, comme la prise de Byzance, la découverte de l’océan Pacifique en 1513, Waterloo, Lénine traversant l’Allemagne en wagon plombé en 1917. En 1922, en plein malaise dans la civilisation, quelques années avant l’ouvrage de Freud qui porte ce titre, Stefan Zweig écrit « Amok ». Cette nouvelle, dont il fut beaucoup parlé, décrit la folie meurtrière et destructrice d’un seul qui se manifeste par l’élimination d’autres ; était-elle prémonitoire ?

Le second volume contient l’ensemble des récits écrits sous le signe de la montée du nazisme, en particulier La Nouvelle du joueur d’échecs écrite en 1942, peu avant le suicide de Zweig et qui est la seule où il soit explicitement fait allusion au nazisme. Toute son œuvre pourtant est une tentative de sauver ce qui peut l’être encore, de porter témoignage de ce qui fut avant Hitler. C’est bien le sens de ce texte majeur, Le Monde d’hier, testament de l’Europe, qui est « comme la dernière lettre d’un condamné à mort » : il suffit de le lire pour pouvoir très exactement sentir ce que fut ce dernier sursaut de la civilisation européenne avant sa disparition. Avec une finesse toute particulière, Stefan Zweig en détecte les moments essentiels, ce qui fait l’« essence » de cette manière d’être en laquelle se reconnaissait toute une civilisation. Zweig est un spectateur engagé. Le Monde d’hier permet de tout comprendre du tragique XXe siècle.

Il décrit tout d’abord une époque qui donne l’apparence de la sécurité ; « Fière de son progrès systématique et de son ordre, écrit-il, la société bourgeoise proclamait que mesure et sécurité […] étaient les seules vertus efficaces de l’être humain », vertus que l’école était destinée à transmettre, à l’exclusion de tout le reste et surtout de l’« Eros matutinus ». Zweig montre parfaitement la portée du refoulement de la fin du XIXe siècle, en grande partie à l’origine des catastrophes futures.

C’est dans « cet air étouffant et malsain » que grandit toute une jeunesse, soumise à « la morale hypocrite du silence et de la dissimulation ». Cette formidable contention conduira, dans une large mesure, à la Première Guerre mondiale, dont le pacifiste Zweig analyse avec précision les premières heures et les conséquences. À travers son expérience personnelle et ses relations avec le musicien Richard Strauss, il décrit ensuite l’emprise de Hitler sur l’Allemagne et l’Autriche. Sa maison est perquisitionnée, ses documents saisis, il ne lui reste, puisqu’il le put encore, qu’à partir pour Londres d’abord et pour le Brésil ensuite. On lui reprochera, par la suite, Hannah Arendt par exemple, une certaine naïveté et la mollesse de ses analyses.

Comme l’écrit Lefebvre, « Zweig demeure porteur de la grande dialectique inachevée qui projette sur un monde stupéfiant de nouveauté l’effarement d’un monde disparu ». Tout l’intérêt de l’œuvre de Stefan Zweig réside peut-être aussi dans son humain désarroi face à la destruction et au crime absolu. 

Georges-Arthur Goldschmidt